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Par Jorge Brites.

« Quand j'étais enfant, dans mon école primaire, nous aidions les élèves chrétiens à monter leur crèche de Noël, et eux fêtaient l’Aïd avec nous. Les jours saints des chrétiens, les familles musulmanes se joignent à la fête, et vice-versa. Et tous les jours saints de l’islam et de la chrétienté sont fériés ». C’est avec étonnement que j’écoute le témoignage d’Issouf, enseignant burkinabé aujourd’hui installé à Nouakchott, en Mauritanie. Ce qu’il me raconte, ce n’est pas dans la France laïque que cela se passe, mais au Burkina Faso, dans l’Afrique sahélienne, à la frontière entre mondes musulman, chrétien et animiste. Et des Sénégalais me confirment dans la foulée que chez eux, la cohabitation est assez similaire. Plutôt harmonieuse, en somme. Les chrétiens y représentent 10% de la population, soit la même proportion que les musulmans en France. Loin des clichés sur le « clash des civilisations », ces exemples laissent perplexe quant au traitement, dans l’Hexagone, des minorités religieuses, en tête desquelles les musulmans. Comme si le concept de laïcité, qui s’était longtemps voulu un instrument de fabrication du citoyen, n’avait plus que pour effet de créer de la division, de la confusion, un sentiment de stigmatisation.

Suite aux attentats des 7, 8 et 9 janvier dernier en France, le gouvernement a tenté, lors de sa conférence de presse du 5 février, de réagir au sentiment largement partagé d’une République à bout de souffle. Le phénomène de radicalisation confessionnelle qui conduit de plus en plus de jeunes à rejoindre le djihad pose des défis non seulement en matière sécuritaire, mais aussi en termes de vivre-ensemble, de citoyenneté et de démocratie. Lorsque les uns, en France, ont le sentiment d’être envahis par une communauté religieuse étrangère, les autres, Français mais souvent héritiers d’une autre culture par ailleurs, ressentent une stigmatisation pesante qui crée du ressentiment anti-français.

Certes, il conviendrait de s’interroger sur les paramètres économiques et sociaux qui créent cette situation. L’échec de l’école et du marché de l’emploi à insérer les nouveaux venus dans la vie active, sont évidemment des problèmes de fond qu’il faut régler. Mais les défis de notre époque, dans un contexte où les tensions religieuses (instrumentalisées ou non) sont vives, ne peuvent être pensés sous le seul prisme matérialiste des conditions de vie, de l'emploi et du pouvoir d'achat. La question de la citoyenneté, de la cohabitation des religions, du dialogue culturel, ne doivent pas être éludées ou négligées. Elles seront centrales pour régler ensemble les problèmes de notre pays, car un fait incontestable est là : la France d’aujourd’hui est un pays multiculturel, où des religions et des communautés héritières de cultures diverses cohabitent. Elle n'est plus simplement ce « peuple de race blanche, catholique, de culture gréco-latine » qu'évoquait en son temps le président de Gaulle. Or, les réponses apportées par notre chef de l’État le 5 février, et par les différents partis politiques ces dernières années, révèlent une absence effrayante de lucidité vis-à-vis de cette réalité. Les drapeaux sur tous les frontons, un service civique obligatoire, le renforcement de l’enseignement moral et civique, ou encore le port de l’uniforme et l’hymne national chanté à l’école : toujours, les solutions de nos dirigeants nous ramènent à une vision très « XIXème siècle » de la citoyenneté et de la République – en plus de nous démontrer une méconnaissance totale de la réalité du terrain à l'École publique. Aucune imagination, aucune proposition innovante et audacieuse. Jules Ferry reste la référence absolue pour une classe politique déconnectée du pays.

Les rites et symboles au secours de la République ?

L’école est régulièrement mise au cœur de tout dispositif supposé relancer le sentiment citoyen dans notre pays, et brandie comme l’un des remparts majeurs contre le fondamentalisme religieux. Logique, puisque c’est sur cela que s’était appuyée la IIIème République pour se doter d'une armée de patriotes, de bons citoyens français prêts à porter la baïonnette au front. Or, notre classe politique n’ose encore regarder que derrière elle pour trouver des solutions, et le gouvernement n’a donc rien trouvé de plus original que de recourir aux rites républicains pour venir au secours de l’autorité à l’école. Comme si on en était là, à une simple affaire de symboles.

Déjà prévu pour septembre 2015 dans toutes les classes, le nouvel enseignement moral et civique représentera, sur l’ensemble de la scolarité d’un élève, 300 heures dédiées. Mais qui peut vraiment imaginer qu’il permette de changer la donne ? Quelle que soit son appellation (« Éducation civique », « Éducation Civique, Juridique et Sociale », « Vie de classe », « Éducation morale et civique », etc.), tous ceux qui ont suivi une telle matière savent qu’elle est et restera déconsidérée par les élèves comme par les enseignants et les parents d’élèves. Dans un contexte scolaire où l’enjeu, pour l’élève, repose sur son orientation, ses résultats, la question de son passage ou de son redoublement, l’Éducation morale et civique apparaît comme la dernière des priorités. D’autant qu’il est généralement assuré par un professeur d’Histoire-Géographie déjà surchargé et qui préfèrera utiliser ces heures pour terminer son programme.

Tout aussi inutiles : les symboles de la République appelés à la rescousse, doivent être appris et célébrés ; ils sont en fait déjà obligatoires dans les programmes de primaire. Un temps oubliée dans les écoles, La Marseillaise a retrouvé son aura dans les programmes officiels de 1985, rédigés sous la houlette de Jean-Pierre Chevènement. Depuis la loi Fillon de 2005, l’hymne national doit être maîtrisé par les enfants en classe de CM1. Ils doivent aussi reconnaître les autres emblèmes de la République : le drapeau tricolore, le buste de Marianne et la devise « liberté, égalité, fraternité ». En 2011, une circulaire précisait : « L’hymne national est appris et chanté par les enfants dans l’école et, chaque fois que possible, lors de manifestations commémoratives ». Les textes recommandent son interprétation par les chorales scolaires. La compréhension de ce chant suppose de disposer d’éléments sur son contexte de création. Ce travail peut être fait en CM1 ou en CM2.

Mais quelle réalité cherche-t-on à reconstruire à travers ces symboles ? Au mieux, on veut, comme au XIXème siècle, produire des citoyens formatés qui chantent La Marseillaise et saluent le drapeau sans trop réfléchir à leur signification en termes de valeurs. Au pire, on en dégoûtera encore davantage les élèves, qui associeront ces symboles à l’autorité publique qu’ils contestent et qui échoue à leur offrir des perspectives. Sans même compter la difficulté à laquelle seront confrontés certains professeurs, devant des élèves qui refuseront de saluer le drapeau et de chanter. Au final, l’imagination de nos dirigeants ne leur permet pas d’envisager des solutions ailleurs que dans des rites vieux d'un siècle et demi. L’idée même de chercher de nouveaux symboles pour une nation qui a tout de même un peu changé depuis Jules Ferry et ses compères, semble totalement anathème.

Accorder les symboles à la réalité, et non simuler l’inverse

Parmi les mesures annoncées, Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, a indiqué qu’il sera demandé aux établissements d’inscrire « clairement » dans leur projet « les participations aux commémorations patriotiques ». On a également vu ressurgir, parmi d’autres remèdes, des pratiques sans cesse invoquées : se lever quand le professeur rentre dans la classe, le vouvoyer, installer systématiquement son bureau sur une estrade, etc. Parmi les syndicats d’enseignants, le Syndicat national des lycées et collèges (Snalc) a déclaré écouter avec « intérêt » les propositions du gouvernement, notamment celles consistant à « faire de l’école un sanctuaire de civilité, de politesse et de respect, en particulier à l’égard des maîtres ». Mais force est de constater que ces symboles et marques de respect ne règleront pas à eux seuls le problème d’une École qui n'est jamais que le reflet de notre société divisée. Avant les attentats de janvier déjà, la Loi de refondation sur l’École, promulguée le 8 juillet 2013, prévoyait que la « devise de la République, le drapeau tricolore et le drapeau européen soient apposés sur la façade » de l’ensemble des 64.800 établissements scolaires publics et privés sous contrat. En outre, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 doit être affichée de manière visible à l’intérieur des établissements scolaires. Probablement que les élèves se bousculeront pour la lire !

Dans les faits, l’impact de telles mesurettes sera sans doute le même que celui d’une mention « ne pas abuser » sur une publicité pour boissons gazeuses : seuls les gens déjà avertis la lisent et y sont sensibles. Une première approche constructive consisterait à donner la parole, sur ces questions, aux citoyens qui sont effectivement concernés par la coexistence multiculturelle, et qui la vivent au quotidien. Si l’on veut que les gens se sentent effectivement citoyens et agissent comme tels, il faut bien que d’une façon ou d’une autre ils participent à la vie de la cité et puissent s’y exprimer et y trouver leur place. Qu’ils sentent qu’ils en font partie comme citoyens de plein droit, et que la France n’est démocratique que si chacune et chacun a la parole et que cette parole est écoutée.

Vivre ensemble passe aussi par le dialogue et la rencontre de l'autre. Cette affirmation peut sonner comme une généralité abstraite et candide, mais elle trouve sa vérification dans des réalités bien concrètes. L'échange doit être le maître-mot de toute réflexion sur la notion de citoyenneté pour une population aussi hétérogène que la nôtre, car il n'est pire société que celle où les gens ne se parlent pas. Les cas du Burkina Faso et du Sénégal sont des exemples parmi d’autres de coexistence pacifique de communautés linguistiques et confessionnelles diverses, et le continent africain en compte par dizaines, loin des a priori sur l’éternelle Afrique en guerre. On pourrait facilement imaginer que des jeunes Burkinabè, par exemple, viennent en France expliquer comment chrétiens, musulmans et animistes, dans leur pays, vivent ensemble et font de chaque cérémonie et fête religieuse un événement culturel collectif, une forme de tradition partagée. De même que les pouvoirs publics français pourraient communiquer sur de tels exemples à travers des supports audiovisuels, des courts-métrages, etc. De telles initiatives permettraient aux Français de s’ouvrir sur d’autres approches de la laïcité (car le Burkina Faso est officiellement laïc). Surtout, en présentant des sociétés africaines comme des exemples de vivre-ensemble harmonieux entre communautés, elles rompraient avec cette éternelle vision d’une Afrique qui a tout à apprendre de l’Europe, et jamais l’inverse. S’appuyant sur les différentes diasporas africaines présentes en France, cela contribuerait peut-être à faire évoluer positivement la façon dont chacun voit la réalité de part et d’autre.

Cet échange pourrait dépasser le cadre strictement religieux sur lequel nos médias et bien des politiciens se focalisent (comme si un individu se résumait à sa religion, et comme si tous nos concitoyens d'origine étrangère devaient en avoir une). Il convient d'aborder le dialogue sous un prisme culturel plus large, en expliquant comment les sociétés d'origine des migrants se sont construites historiquement, ou encore avec des temps d'échanges réguliers. Des collectivités en Europe montrent déjà la voie. C'est le cas par exemple au Portugal, où des évènements culinaires, musicaux, etc., sont organisés chaque année à Lisbonne (fêtes de quartier de la Mouraria, All Artes, Lisboa Mistura, etc.), qui constitue un cas très illustratif de ville européenne cosmopolite où les défis sont nombreux mais où la posture des autorités locales entraîne une dynamique positive de dialogue et de rencontres.

Encore une fois, il ne s'agit pas de plonger dans l'angélisme et de s'en tenir à présenter un folklore qui bien souvent ne correspond pas forcément à la réalité des deuxième ou troisième générations de migrants. Il s'agit de provoquer la rencontre, d'instaurer un climat de confiance et de connaissance de l'autre. Avons-nous si peu confiance en nous-mêmes et dans notre culture nationale pour croire que d'aller au-devant de l'autre et s'approprier son bagage identitaire (hérité de ses parents ou grands-parents immigrés) nous menacent ? Des lignes rouges doivent certes être fixées en termes de valeurs et de règles de vie collective, notamment en ce qui concerne l'égalité entre hommes et femmes, qui, même s'il reste du chemin à parcourir, reste en France l'un des principaux acquis du XXème siècle. Il faut parallèlement reconnaître qu'un migrant et ses enfants viennent avec un bagage identitaire, qui constitue une partie du patrimoine de la France d'aujourd'hui et de demain.

L'opportunité du multilinguisme, ou comment délier les langues du dialogue culturel ?

La République, à travers ses règles, son système d'éducation et sa rhétorique, doit permettre à chaque citoyen de devenir un acteur de la vie de la cité, et non un perroquet qui chante à plein poumon devant son drapeau en espérant que la ligne Maginot tiendra bon. Dans cette optique, et dans celle d’un pays qui assume sa réalité multiculturelle, notre rapport aux langues gagnerait à être repensé. La Nation française s’est construite depuis plus de deux siècles sur l’idée que le français devait s’imposer comme langue véhiculaire unique, au détriment des autres. Posons-nous la question : à l’heure où, comme jamais, les hommes se déplacent, communiquent, échangent des idées, travaillent ensemble et font du commerce par-delà les frontières, cette vision est-elle pertinente ? Pourquoi la France ne s’appuie-t-elle pas sur la présence de nombreuses communautés d’origine étrangères pour favoriser un multilinguisme qui serait assurément créateur d’opportunités intellectuelles, culturelles et économiques ? Le pays compte plus de 800.000 Portugais (binationaux ou nationaux), qui constituent la deuxième communauté immigrée après les Algériens, mais très rares sont les écoles publiques dispensant des cours de langue portugaise. Le niveau des jeunes dans cette langue est par conséquent trop souvent lacunaire. De même, la France, qui compterait 5 à 6 millions de personnes d’origine maghrébine (dont environ 3,5 millions auraient la nationalité française), a raté depuis un demi-siècle l’occasion de se doter d’une élite arabophone. Le signal envoyé aurait pourtant été celui d'un pays qui assume de manière positive la présence des migrants et leur apport à son développement.

Surtout, l’erreur serait de croire qu’une telle option aurait été ou serait contradictoire avec un apprentissage de qualité du français. Encore une fois, les exemples africains sont là pour nous démontrer que le multilinguisme peut être la règle et non l’exception dans une société où des communautés diverses cohabitent sans conflit et sous les mêmes lois. Sans aller aussi loin, rappelons que dans quelques pays européens, le bilinguisme, voire le trilinguisme, est la règle : l’Irlande, le Luxembourg, Malte, l'Écosse, la Catalogne, la Finlande, etc. Fort heureusement, les hommes sont capables d’apprendre et de maîtriser plusieurs langues, sans que cela ne porte nécessairement préjudice à l’une d'entre elles.

La situation actuelle ne satisfait d'ailleurs personne, pas même les tenants de l'apprentissage strict du français, puisque bon nombre de descendants d’immigrés parlent mal et le français et leur langue d’origine. Au contraire, maîtriser cette dernière pouvait contribuer à donner des repères plus solides dans l’apprentissage du français. Mais aborder cette question des langues et remettre en cause la position monopolistique du français à l’école et en société constitueraient une évolution jamais vue de la part de nos dirigeants politiques. Et de toute évidence, ce n’est pas pour demain.

Cette voie de promotion des langues issues de l’immigration serait d’autant plus intéressante qu’elle améliorerait l’image de la France, vieille nation réputée aujourd'hui pour le traitement discriminatoire des étrangers présents sur son sol (merci Nicolas Sarkozy pour avoir su renvoyer cette belle image à l'international, comme ministre de l'Intérieur puis comme président). D’autant que notre pays tient en Europe une position originale, puisque les descendants d’immigrés y sont plus nombreux que les immigrés. En effet, selon l’étude « Immigrés et descendants d’immigrés en France » publiée par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) en octobre 2012, plus de 5,3 millions d’immigrés vivaient en France en 2008. Leurs descendants sont près de 6,7 millions, soit 11% de la population. La deuxième génération est donc plus importante en nombre que la première, attestant d’une France au visage mouvant en fonction des courants migratoires qui la traversent.

La nécessité d'un travail de reconnaissance à double sens

Le témoignage par lequel démarrait cet article, relatant la façon dont des enfants partagent les traditions des uns et des autres, résonne comme un écho à la décision du Tribunal administratif de Nantes d’interdire la crèche de Noël dans le hall d’accueil du Conseil général de la Vendée, estimant cette pratique « incompatible avec la neutralité du service public ». La fédération locale de l’association Libre pensée, à l’origine du recours déposé dès 2012, invoque le principe de laïcité pour assurer une neutralité des pouvoirs publics face aux institutions religieuses et aux croyances de chacun. Mais effacer tout ce qui de près ou de loin nous ramène à ce que fut la tradition en France, même si cela est rattaché à des croyances, est-ce sain pour la société dans son ensemble ? Le Conseil général de Vendée a réagi dans un communiqué : « Le respect de la laïcité n’est pas l’abandon de toutes nos traditions et la coupure avec nos racines culturelles. Faudrait-il interdire les étoiles dans les guirlandes de Noël qui décorent nos rues en ce moment sous prétexte qu’il s’agit d’un symbole religieux indigne d’un espace public ? » Dans le même sens, on pourrait se demander pourquoi tolérer les croix au sommet des églises, puisqu’après tout la plupart d’entre elles appartiennent à l’État et aux communes, qui entretiennent par conséquent des lieux de culte chrétiens. En bref, il est illusoire de prétendre que l'État est réellement neutre, puisqu'il est l'héritier d'une histoire inévitablement marquée par une tradition religieuse. Un simple coup d'œil à notre calendrier (chrétien) et au choix de nos jours fériés suffit à s'en convaincre.

La frontière entre le religieux et ce qui relève du patrimoine historique, artistique, culturel, voire philosophique, est certes floue. Mais si nous avons abordé plus haut un fait indéniable, à savoir le caractère multiculturel de notre pays, il convient d’en rappeler un autre : la France a des traditions et des coutumes. Elle n’est pas une entité culturellement neutre et vide de contenu. Et ce sont ses traditions, ses coutumes, son socle de valeurs (héritées tout à la fois des traditions gallo-romaine, chrétienne et révolutionnaire) qui ont structuré ce pays et en ont fait ce qu'il est. Il est essentiel de garder cela à l’esprit, car l’oublier c’est prendre le risque de négliger les susceptibilités de millions de nos compatriotes pour qui le concept de nation française n’est pas qu’une chose abstraite ou en construction, mais une réalité héritée de plusieurs siècles d'histoire.

Le cas de Charlie Hebdo est à cet égard édifiant : avant et après l’attaque du 7 janvier, l'hebdomadaire a été l'objet de critiques régulières à l'égard de ses caricatures de Mahomet. Or, bon nombre de ces critiques s’appuyaient sur l’idée que de tels dessins offensaient une partie des musulmans, dont beaucoup de Français, dans leur foi et leur tradition. Mais personne ne semble avoir envisagé la possibilité, à l’inverse, que les plaintes portées contre Charlie Hebdo puissent elles aussi offenser des Français dans leur foi et leur tradition. Depuis des siècles, la France a développé une culture de la satire politique et religieuse. C’est au moins vrai depuis le XVIIème siècle de Molière, et plus vrai encore depuis le siècle des Lumières, et cela relève d’une conception de la liberté de pensée et d’expression proprement française – et qui a largement inspiré l’Europe. Condamner Charlie Hebdo sans considération de la qualité des dessins qui y ont été publiés, mais pour le principe même de la caricature d'un objet en particulier, c’est ignorer cette conception de la liberté qui fait que la France est la France. C’est ignorer également que dans notre pays, la religion est une opinion, et non un dogme ou une source de loi. Parler de coexistence pacifique des communautés, c'est donc aussi prendre en compte les susceptibilités des Français pour qui cette tradition de la satire est un élément constitutif de notre identité. En somme, il faut que même les croyants intègrent que la préservation de cette liberté de ton et de parole, qui existe dans peu d'endroits au monde, relève d'une forme de sacré dans la culture et la tradition françaises, et ne doit donc pas être attaqué en soi – tout comme un État religieux ne tolère pas la critique envers son dieu ou son prophète.

La nécessité d'une République inclusive

L’idée ici n’est pas de proposer des recettes-miracles, mais de soulever des questions. Le rapport présenté au gouvernement en novembre 2013 par un comité de 125 experts, probablement proches du think tank Terra Nova, proposait des solutions innovantes, mais pour la plupart assez absurdes ou contre-productives, comme par exemple le fait d’« assumer la dimension arabo-orientale de la France » (les Syriens apprécieront sans doute d’avoir été préférés aux Berbères, pourtant bien plus nombreux dans l'Hexagone, dans cette formulation aberrante), ou proposant d’abolir l’interdiction du port des signes religieux à l’école. Pour une fois, le gouvernement socialiste a eu la bonne idée de ne pas suivre une pente aussi glissante, qui aurait valu un nouveau boom électoral au Front national, même si certaines propositions liées à l’apprentissage de la langue arabe auraient mérité d’être étudiées. Il s’agit de s’ouvrir à des idées originales sans négliger pour autant les problèmes et les peurs liés à des communautés qui elles-mêmes se sentent marginalisées. Les enfants de ces vagues d’immigration arrivées dans les années 70 et 80 ont grandi dans cette École qui nous est si précieuse et revendiquent à juste titre leur place dans la République.

Aborder la question de la citoyenneté dans un esprit d’ouverture, en allant plus loin que la simple promotion de vieux symboles et le recours aux recettes dépassées du XIXème siècle, et en s’appuyant sur des expériences et modèles originaux qui fonctionnent ailleurs, permettrait de penser la refonte du contrat social qui nous lie tous en tant que citoyens. Un changement d’approche sera indispensable pour aboutir à une république qui reconnaît ses réalités sociales et accepte le fait migratoire comme l’une de ses composantes constructives et non comme une épine qui viendrait remettre en cause la cohésion nationale. Le passage à tabac le 31 janvier dernier d’un jeune artiste, Combo, à Porte Dorée, à Paris, alors qu’il finalisait une œuvre appelant à la coexistence des croyances et qu’il refusait de l’effacer, illustre bien l’ampleur de la tâche. Après avoir mené campagne en faveur de la jeunesse, notre chef de l'État, en manque d'inspiration, devrait s'appuyer sur elle pour redonner un sens au concept de citoyenneté.

Dessin de l'artiste Combo, Porte Dorée (Paris).

Dessin de l'artiste Combo, Porte Dorée (Paris).

Tag(s) : #Société
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