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Par Jorge Brites.

Le 19 avril dernier s'est déroulé un énième drame en Méditerranée : en pleine nuit, le chavirage d'un chalutier transportant des migrants clandestins a entraîné la mort d'environ 800 personnes. Huit cents malheureux partis pour la survie ou pour la perspective d'un lendemain meilleur. Qualifié de « pire hécatombe jamais vue en Méditerranée » par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), cet épisode est venu relancer, en Europe, le débat sur la lutte et la gestion manifestement inefficaces des flux migratoires illégaux. Plus de 50.000 migrants seraient arrivés en Europe après avoir traversé la Méditerranée depuis le début de l'année et 1.800 seraient morts noyés en tentant de le faire. Hier les enclaves de Ceuta et Melilla, avant-hier les îles Canaries, aujourd'hui la Méditerranée, par l'Italie mais aussi par la frontière gréco-turque : les uns changent de route, quand les autres hissent de nouveaux grillages, bâtissent de nouvelles murailles. Et le problème reste entier.

Commençons par rappeler que la question du contrôle des flux migratoires clandestins fait débat depuis la création de l'Union européenne et de l'espace Schengen au début des années 1990, alors même que le renforcement des frontières extérieures s'est accru. Rien d'étonnant pour un ensemble de pays visant à construire un espace commun de libre-circulation des personnes, et constituant une zone de libertés politiques, économiquement attractive. Toutefois, ce débat, en Europe, n'a pas toujours trouvé ses fondements sur des réalités : ainsi, selon l'organisme européen Frontex et contrairement aux idées reçues, le nombre de traversées illégales détectées aux frontières européennes a eu plutôt tendance à baisser ces dernières années. Fortement dépendant du contexte international, le nombre de traversées clandestines est passé d'environ 160.000 en 2008 à 104.600 en 2009, 104.000 en 2010, puis a connu un pic à 141.000 en 2011, faisant suite aux révolutions en Tunisie, en Libye et en Syrie, pour chuter à 73.000 en 2012, et remonter à 107.000 en 2013. S'il est vrai que l'année 2014, toujours selon Frontex, aurait vu 274.000 entrées illégales en Europe, l'étude des statistiques sur le long terme ne justifie pas le tintouin qu'on fait depuis des années sur une supposée explosion continue des vagues migratoires.

Des routes migratoires en constante évolution

L'idée d'une Europe paradisiaque qui serait l'objet de toutes les convoitises et sans cesse davantage assaillie est pour une grande part le résultat d'un traitement médiatique désolant. Il convient de regarder les faits. Le chiffre impressionnant de l'année dernière s'explique évidemment par la multiplication et le pourrissement des conflits dans le pourtour méditerranéen (Libye, Syrie, Irak). La résolution de ces mêmes conflits aurait assurément pour effet de réduire le nombre de départs, vers les pays voisins d'abord (Tunisie, Turquie, Liban, Jordanie, etc.), vers l'Europe ensuite. Car à n'en pas douter, et vu les conditions du voyage, rares sont ceux qui partent pour le plaisir.

Si Bruxelles a plusieurs fois fait entendre qu'elle estimait essentielle la coopération avec les pays tiers pour assurer la gestion des flux migratoires, dans les faits, les États-membres se concentrent également et avant tout sur le renforcement de leurs frontières. Preuve en est : le changement régulier des axes les plus empruntés par les migrants. Des îles Canaries, on est passé à Lampedusa, puis à la frontière gréco-turque. Quand les contrôles de police s’y sont renforcés, les migrants sont passés par la Bulgarie voisine ou les îles de la mer Égée. En 2012, la route la plus empruntée par les migrants pour rejoindre l’Europe passait de la Turquie vers la Grèce. Cette année-là, on y a recensé 37.224 passages, effectués en majorité par des Syriens et des Afghans. Vient ensuite la route de la Méditerranée centrale, qui relie l’Afrique du nord à l’Italie. En 2012, 10.379 passages y ont été comptabilisés. Très souvent sous les feux de l’actualité, le passage du Maroc vers l’Espagne via les enclaves de Ceuta et Melilla a vu 6.397 entrées illégales en 2012, ce qui est moins que la route des Balkans vers les pays limitrophes, Croatie et Grèce notamment, qui totalisent 11.893 passages. Mais la pression migratoire ne se mesure pas qu’en entrées illégales. Beaucoup des migrants poussés par les guerres ou les conditions économiques meurent avant d’atteindre l'Europe. Depuis 1992, le nombre de morts aux frontières de l’Europe ne cesse d’augmenter. Entre 1992 et 2000, l’ONG United Against Racism en a dénombré 2.150. Depuis l’an 2000, l’initiative Migrant Files en a, elle, recensé 23.258, soit dix fois plus.

Comment les migrants sont déshumanisés pour devenir des statistiques

Les catastrophes comme le naufrage du chalutier doivent nous rappeler que derrière les statistiques qui nous sont communiquées en permanence se cachent des milliers d'êtres humains aux parcours individuels divers et souvent tragiques ou malheureux. En tant que tels, et comme tout un chacun, ces gens ont droit au respect et à la dignité. Or, à cet égard, l'attitude adoptée par les Vingt-Huit depuis deux ans fait froid dans le dos. Quelques éléments d'éclaircissement s'imposent : suite au drame de Lampeduza le 3 octobre 2013, à savoir le naufrage d'une embarcation transportant 500 migrants clandestins (parmi lesquels 366 trouvèrent la mort), l'Italie lançait l'opération militaire et humanitaire Mare Nostrum, le 15 octobre suivant. Son objectif : secourir les migrants clandestins en mer. Au bout d'un an, elle fût remplacée par l'opération Triton, cette fois menée par Frontex mais bien moins ambitieuse. Celle-ci devait se contenter de patrouiller dans les eaux territoriales italiennes, et n'avait ni mandat ni équipement pour procéder à des opérations de recherche et de sauvetage en haute mer. La logique derrière ce changement : Mare Nostrum était jugée trop coûteuse par une partie de la classe politique italienne, puisqu'à peu près uniquement prise en charge par l'Italie. Surtout, les opérations de sauvetage étaient dénoncées par les Vingt-Huit comme constituant un encouragement au départ des migrants.

Il fallait donc limiter les sauvetages (autrement dit : laisser les gens se noyer) pour les dissuader de tenter la traversée. Une réalité qui faisait dire à l’auteure franco-sénégalaise Fatou Diome, invitée sur l'émission Ce soir (ou jamais) ! (France 2) du 24 avril : « L'Union européenne, avec ses flottes de guerre, avec son économie, [...] si on voulait attaquer nos pays, ici en Occident, il y aurait des moyens de se défendre. Donc si on voulait sauver les gens dans l'Atlantique, dans la Méditerranée, on le ferait. Parce que les moyens qu'on a mis pour Frontex, on aurait pu les utiliser pour sauver les gens. Mais on attend qu'ils meurent d'abord. C'est à croire que le laisser-mourir est un outil dissuasif. Et je vais vous dire une chose : ça ne dissuade personne. Parce que quelqu'un qui part et qui envisage l'éventualité d'un échec, celui-là peut trouver le péril absurde, et donc l'éviter. Mais celui qui part pour la survie, qui considère que la vie qu'il a à perdre ne vaut rien, celui-là, sa force est inouïe parce qu'il n'a pas peur de la mort ».

Drames de l'immigration en Méditerranée : comment en sortir ?

Cette approche a clairement cantonné la politique européenne à une fonction absurde de simple surveillance passive, et l'a donc rendue complice des catastrophes potentielles. Un laisser-faire criminel. Et cela n'a pas raté : il a fallu la mort de presque 800 personnes le 19 avril dernier pour enfin pousser les États membres de l'Union européenne à revoir leur stratégie. Perdue dans un discours tantôt très anti-immigration, tantôt indigné en raison du sort tragique de certains migrants, force est de constater que l’Europe, schizophrène, n’a pas trouvé de réponse adéquate au défi migratoire. Aujourd’hui encore, les logiques nationales l’emportent sur les initiatives collectives, laissant bien souvent les partis populistes et eurosceptiques s’emparer du débat.

Que dit l'accord européen du 23 avril ?

Pour lutter contre la prospérité des circuits clandestins de migration, l'urgence pour les Vingt-Huit a été de formuler une réponse qui s'attèle à y répondre directement et brutalement. Le 23 avril dernier, à Bruxelles, la décision était donc prise : il y aura bien une opération européenne en Méditerranée pour essayer de démanteler les réseaux de trafiquants. Les ministres européens des Affaires étrangères ont donné leur feu vert sans attendre une éventuelle résolution des Nations unies. L'opération est censée démarrer ce mois-ci et son quartier général sera situé à Rome. Toutefois, sa base juridique restera fragile tant que le Conseil de sécurité des Nations unies ne se sera pas prononcé. Ce qui risque de demander encore du temps, puisqu'un accord de l'ONU nécessite celui, préalable, des autorités libyennes, qui restent divisées entre un gouvernement installé à Tobrouk et un autre siégeant à Tripoli.

Quatre objectifs ont été fixés concernant la politique migratoire, à l'occasion de ce sommet européen : d’abord, le renforcement des moyens financiers et matériels des opérations de surveillance maritime Poséidon (déployée en Grèce pour surveiller les flux migratoires en provenance de la Turquie) et Triton, avec « au moins un doublement en 2015 et 2016 », si l’on en croît un projet de texte publié par Le Monde le 24 avril dernier. Sauf que la contribution concrète des différents pays doit encore être réglée. Idem pour le second objectif, à savoir un projet pilote d’accueil de 5.000 réfugiés, actuellement dans des camps proches de la Syrie : l’Allemagne devrait s’engager massivement, mais seulement si elle constate un effort d’autres États-membres. Troisième objectif : « Prévenir les flux de migrants », en apportant une aide à l’Égypte, à la Tunisie, au Soudan, au Mali et au Niger. Le quatrième axe concerne la lutte contre les trafiquants et leurs réseaux. Le texte, très vague sur ce point, évoque un « effort systématique pour identifier, capturer et détruire » les bateaux, dans le cadre d’une opération « conforme aux lois internationales ». Une éventualité qui suscite déjà une levée de boucliers chez les ONG travaillant sur ces questions, qui affirment que de telles opérations mettent avant tout la vie des migrants en danger.

Logo de l'agence européenne Frontex.

D'autres efforts sont demandés aux membres de l'Union européenne : il s’agit pour l’essentiel d’améliorer la collecte de renseignements concernant les organisations criminelles qui prospèrent sur le commerce migratoire. Le rôle d’Europol (l’agence européenne de police) serait renforcé, à commencer par sa mission Jot Mare qui vise à démanteler les réseaux. La coordination entre différentes agences européennes (dont Frontex, pour la sécurité maritime, ou encore Eurojust, pour la coopération judiciaire) est aussi à l’ordre du jour. Le but poursuivi par l’Union européenne est de mieux comprendre les réseaux de passeurs, de repérer leurs modalités d’action afin de les démanteler, de s’attaquer à leurs avoirs et de juger leurs responsables.

La « question des quotas » : les limites de la solidarité européenne

Outre le volet militaire, s'est notamment posée la « question des quotas » (là encore, le vocabulaire de nos dirigeants, repris par les médias sans questionnement critique, traduit une approche purement comptable des enjeux migratoires), c’est-à-dire de la répartition des demandeurs d'asile entre pays européens. La Commission a proposé l'instauration de quotas obligatoires visant à une certaine solidarité entre États-membres pour l'accueil des réfugiés. Ce mécanisme prendrait en compte la population, le PIB, le taux de chômage et le nombre de demandeurs d'asile accueillis depuis 2010, ou encore le nombre de réfugiés réinstallés dans chaque État. Il ne fonctionnerait qu’en cas « d’afflux massif » de demandeurs d’asile (notion qui reste à définir), pour des personnes dont le besoin de protection est clair. Dans ce cadre-là, la France accueillerait 14,17% de ces personnes.

Le système de répartition concernerait des demandeurs dont on peut penser, a priori et après un premier entretien en face-à-face, qu’ils ont de fortes chances de devenir réfugiés. Les Syriens et les Érythréens seraient les premiers concernés. Cette façon d’organiser l’accueil de potentiels réfugiés serait une première en Europe. Jusqu’à présent, seul le règlement Dublin III datant de juin 2013 s’en mêlait. Un règlement régulièrement critiqué car il fait porter la charge de l’accueil sur les pays du Sud de l’Europe : les premiers pays de passage des demandeurs d’asile sont les responsables de l’examen de la demande. Le système de quotas proposé par la commission instaurerait donc un cadre dérogatoire au règlement Dublin, davantage tourné vers la solidarité puisque répartissant la charge de l'accueil à l'échelle communautaire.

Autre innovation représentant quant à elle un pas important dans la solidarité « Nord-Sud » : Bruxelles souhaite également que les États s’engagent dans des programmes de réinstallation qui permettent de transférer vers l’Europe des personnes déjà réfugiées dans des pays proches des zones de conflit. On pense par exemple au Liban qui accueille près de 1,3 million de réfugiés syriens. La Commission propose d’aider à la réinstallation de 20.000 réfugiés par an, et serait prête à engager pour cela 50 millions d’euros pour la période 2015-2016. La répartition se ferait sur la même logique des quotas, mais pour l’heure sur une base volontaire.

Comme cela était prévisible, plusieurs pays ont d'emblée exprimé leur opposition au système de quotas, en tête desquels le Royaume-Uni (par la voix de sa ministre de l'Intérieur Theresa May), rejoint par la France, l'Espagne, le Danemark, la Hongrie, la Pologne, la Tchéquie ou encore la Slovaquie. L'argument principal étant que les migrants qui tentent de gagner l’UE en traversant la Méditerranée devraient être renvoyés, et que se donner les moyens de mieux les accueillir ne peut qu’encourager davantage de gens à risquer leur vie.

Si la base juridique utilisée par la Commission (article 78 – paragraphe 3 du traité sur le fonctionnement de l’UE) pour élaborer sa proposition implique qu’une majorité qualifiée des États membres suffit pour l’adopter, la négociation politique engagée sur cette question s’annonce toutefois ardue. Les pays qui accueillent le plus de demandeurs d’asile, ceux du Sud en première ligne, comme la Grèce et l’Italie, mais aussi l’Allemagne, se sont prononcés en faveur d’un tel système. S’il est adopté, ce qui serait un premier pas timide mais louable, il n'en reste pas moins qu'il aura fallu un système de solidarité contraignant pour que l'effort soit davantage réparti. Même s'il convient de rappeler que selon les traités, le Royaume-Uni, l’Irlande et le Danemark ont la possibilité de ne pas y participer.

L'ensemble de la proposition de la Commission, quotas compris, sera soumise aux Vingt-Huit lors du sommet européen qui doit se tenir à la fin du mois. Et il est probable que cette étape constitue un test pour la cohésion européenne. Rappelons au passage que l'an dernier, 185.000 demandes d'asile ont été acceptées dans l’Union, et que parmi elles, 80% l’ont été par six pays, à savoir l'Allemagne, la Suède, la France, l'Italie, le Royaume-Uni et les Pays-Bas.

Le traitement de l'immigration clandestine : le parfum nauséabond de la mauvaise foi et du racisme

Comme nous l'écrivions tantôt, certaines réalités doivent être rappelées. Par exemple que l'Europe n'est pas envahie de toute part par des vagues de migrants, comme cela nous est régulièrement dépeint par les médias et dans bien des discours politiques. En outre, que les pays africains et asiatiques assument aujourd'hui environ 80% de l'accueil des réfugiés dans le monde. Prenons le cas illustratif de la Libye : l'insurrection et la guerre civile sur lesquelles avaient débouché les manifestations du mois de février 2011 contre le régime de Mouammar Kadhafi, aurait provoqué la fuite de près d'un million de personnes entre février et juin 2011, selon le Haut-commissariat aux Réfugiés. Parmi elles, seules 18.000 ont atteint l'Europe. L'essentiel s'étant réparti entre la Tunisie (530.000) et l'Égypte (340.000). On aurait pu croire que les révolutions du Printemps arabe bénéficiaient d'un soutien moral de l'Europe dite démocratique, y compris au sein des opinions européennes, de telle sorte que des mécanismes de solidarité auraient naturellement émergé. Mais les Européens, et avec eux leurs dirigeants, pour bon nombre d'entre eux, n'étaient pas prêts à assumer l'accueil des victimes de la répression et de la guerre. Une contribution pourtant bien maigre en aide à des mouvements historiques en faveur de la liberté, inspirés pour beaucoup de nos propres systèmes politiques. De surcroît si on la compare à l'effort d'accueil des pays voisins de la Libye, alors qu'eux-mêmes étaient déstabilisés par leurs propres processus révolutionnaires. Et encore plus si l'on rappelle que les régimes autoritaires contestés furent longtemps appuyés par les États européens, aux dépens des valeurs dont ils se réclament.

Ce traitement inadapté de la question migratoire va de pair avec des moyens d'accueil des migrants globalement insuffisants. Construire des murs et monter des barbelés, poser des caméras de surveillance dotés de détecteurs de chaleur et de mouvements, traquer des gens qui ont fui la pauvreté ou la guerre et traversé des distances inimaginables, exposés aux violences et aux abus des trafiquants, tout cela est évidemment indigne et retire toute humanité aux gens qui sont en face. D'autant que le prisme « racial » entre évidemment en jeu, comme le soulignait, de nouveau, l'écrivaine Fatou Diome dans la même émission TV : « Il y a des morts, certes, mais je voulais souligner une chose. Le discours que vous, vous avez, il est encore légitime tant que l'Afrique restera muette. Et moi aujourd'hui, je voulais m'indigner pour le silence de l'Union africaine. Les gens là, qui meurent sur les plages – et je mesure mes mots –, si c'étaient des Blancs, la Terre entière serait en train de trembler. Ce sont des Noirs et des Arabes. Alors eux, quand ils meurent, ça coûte moins cher ». L'incapacité d'accueil en Sicile, à Lampeduza, aux Canaries, à Ceuta et à Melilla, si elle ne doit pas éclipser le travail souvent remarquable des sauveteurs et des autorités locales qui sollicitent l'aide des partenaires européens, doit en revanche sérieusement nous interpeler sur la volonté réelle ou non de l'Europe de gérer cette question sans attendre de nouveaux drames.

De fait, ces tragédies affectent relativement peu notre agenda politique et médiatique, eu égard au nombre de morts et aux drames individuels qu’elles impliquent. L'ambiance instaurée par les discours ambiants et le traitement politique des questions migratoires est des plus exécrables. La présidence de Nicolas Sarkozy (2007-2012) avait été en cela exemplaire puisque, outre la mise en place d’un Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire entre 2007 et 2010, l’ancien chef de l’État avait multiplié sous son mandat les discours provocateurs : celui de Dakar sur « l'homme africain » en 2007, ou encore celui de Grenoble sur l'immigration en 2010, dont le fil conducteur était un subtil mélange d’amalgames grossiers et de propos xénophobes empruntés au Front national. Une ambiance délétère s’installait progressivement.

Le point d'orgue fut atteint avec la mise en application du fameux « délit de solidarité », toujours sous la présidence Sarkozy. Inscrit dans la loi sur l'entrée et le séjour des étrangers, il s'appliquait à toute personne « qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d'un étranger en France », interdisant ainsi à toute personne de venir en aide à un sans-papiers sur le territoire, même en lui permettant simplement de recharger son téléphone ou en lui donnant à manger. En clair, cette loi, qui prévoyait une peine allant jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 30.000 euros d'amende, concernait aussi bien les filières de passeurs que les bénévoles ou les particuliers. Cette disposition, introduite en fait dans la réglementation française par un décret-loi de 1938, avait été adoptée à l'époque dans un climat particulièrement xénophobe. Son objet n'était pas seulement de poursuivre les « commerçants » de l’immigration clandestine, mais aussi d'intimider les personnes qui côtoient les étrangers en situation irrégulière et qui choisissent simplement de leur rendre service au quotidien. À l'image des lois interdisant l'aide aux esclaves en fuite dans les colonies américaines, ou aux juifs durant la Seconde Guerre mondiale, une telle mesure contribuait à la déshumanisation des personnes séjournant de façon irrégulière sur notre territoire, en instaurant de fait une forme de traque aux clandestins et en incitant à la dénonciation. Elle a été théoriquement supprimée par une loi entrée en vigueur le 1er janvier 2013 à l'initiative de Manuel Valls, alors ministre de l'Intérieur. Mais les problèmes de fond sont loin d'être réglés, et des associations continuent de se plaindre de décisions arbitraires des préfectures. Le gouvernement reste d'ailleurs dans une dynamique active d'expulsions.

Toujours dans la même dynamique manipulatrice et politicienne, on peut donner l'exemple plus récent du gouvernement hongrois qui a annoncé le 17 juin dernier, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, la fermeture de la frontière avec la Serbie, et le début de travaux de construction d’une clôture de 4 mètres de haut sur les 175 kilomètres de frontière entre les deux pays. Une mesure qui n'aura probablement aucune efficacité sur la pression migratoire – à moins d'une frontière militarisée sur toutes les limites extérieures de l'Union européenne, avec ordre de faire feu sur les migrants, comme aux États-Unis où l'immigration clandestine venant du Mexique s'est effondrée ces dernières années. Or, dans le cas présent, la construction d'un mur sur une partie de la frontière européenne poussera simplement les migrants à emprunter une autre route. Pour le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, il s'agit d'une action de communication assez flagrante pour rassurer son électorat.

Les vérités occultées des relations entre l'Europe et les pays d'émigration

Le traitement politico-médiatique de cette question est d'autant plus choquant que notre relative prospérité et attractivité jette ses bases sur la relation déséquilibrée que l'Europe entretient avec les pays africains et du Moyen-Orient. En effet, la richesse du continent européen repose en bonne partie sur l'exploitation ancienne, toujours d'actualité, des ressources des autres continents, Afrique, Asie et Amérique latine en tête. De l'importation d'uranium, de minerais et d'hydrocarbures aux accords commerciaux inégaux, en passant par les régimes politiques corrompus au service des anciennes métropoles et les bases militaires françaises ou britanniques encore en place, la prospérité et la puissance de l'Europe se nourrissent des richesses naturelles et des faiblesses politiques du Sud. La force de travail des migrants eux-mêmes (clandestins ou non) contribue à cette richesse, tous les jours, chez nous en Europe. Pourtant, le sentiment de redevabilité n'est pas prégnant dans le rapport de l'Europe au reste du monde. Loin de là.

En outre, il convient de rappeler qu'en raison de sa politique étrangère comme de sa politique commerciale, plusieurs pays de notre continent portent une certaine responsabilité vis-à-vis des victimes de conflits et de régimes oppresseurs. L'Europe, par ses prétentions postcoloniales, son interventionnisme diplomatique et militaire, et bon nombre de ses soutiens géopolitiques, contribue activement à alimenter les conflits qui provoquent le départ des réfugiés. On est donc dans une spirale terrible, un système qui s'auto-alimente : les interventions conduisent à des déplacements, qui terrifient les Européens tout en provoquant des crises ailleurs, qui nécessitent elles aussi d'autres interventions et amènent d'autres déplacements. Quel sens et quelle cohérence trouver à une situation dans laquelle, tout en menant des guerres déstabilisatrices en Afghanistan, en Irak et en Libye, l'Europe bâtit des murs afin d'empêcher les victimes de ces mêmes guerres de se réfugier sur son territoire ? Croire que ces murs régleront le problème est évidemment une erreur, et la preuve que celui-ci est bien pris par le mauvais bout.

Changer l'image de l'Europe : l'attitude des migrants de retour au pays

L’approche de notre classe politique semble conforter l’illusion d’une Europe qui constituerait un havre de paix et de prospérité dans un monde de guerres et de misères. Alors que non, l'Europe, avec des élites peu représentatives du peuple et des dizaines de millions de pauvres, ne constitue nullement un modèle à suivre, mais plutôt à changer.

Drames de l'immigration en Méditerranée : comment en sortir ?

Cette image faussée d'Eldorado européen est malheureusement entretenue par une partie des migrants eux-mêmes, qui reviennent au pays en affichant un luxe de façade et en occultant les humiliations, la précarité et la xénophobie. Invitée sur Canal + le 6 septembre 2003 dans l'émission Salut les Terriens, Fatou Diome, à nouveau, décrivait très bien cette réalité, s'agissant des migrants originaires d'Afrique subsaharienne : « C'est facile de débarquer avec une bonne paire de Nike, et un bon jean qui vaut très cher quand on a mangé des pâtes et des pommes de terre toute l'année. C'est très facile d'aller faire fantasmer des jeunes qui n'ont jamais rien vu d'autre que ce qu'on leur montre à la télé. Parce qu'évidemment, on ne leur montre pas la vraie vie des immigrés ici ». Ajoutant ensuite : « Il y a des gens qui ne savent pas qu'ils ne peuvent pas habiter n'importe où en France, que ça coûte très cher et que ça n'a rien à voir avec le niveau de vie qu'on a au pays ; et donc finalement, c'est presque plus facile de les aider à réussir sur place que de les amener ici. [...] Je pense que ce ne sont pas des lois qui vont changer l'immigration. C'est une nécessité de franchise des immigrés eux-mêmes. Moi, ça ne me dérangeait pas de dire que je faisais femme de ménage en Alsace pour payer mes études. Et à partir du moment où on dit ça, c'est vrai qu'on perd en luminosité, on est plus aussi envié, on est plus aussi admiré, on est plus adulé du tout. Mais en revanche, on expose la vérité telle qu'elle est ».

Extrait du 2ème volume de la bande-dessinée Aya de Yopougon.

Une problématique mise en avant dans la bande-dessinée Aya de Yopougon, qui raconte les anecdotes de trois jeunes filles de dix-neuf ans, Aya et ses deux amies, Adjoua et Bintou, dans un quartier chaud d'Abidjan. Dans le deuxième volume publié en septembre 2006, le personnage de Grégoire incarne ce migrant beau parleur qui, revenu de France, s'amuse à dépenser l'argent qu'il y a gagné, jouant au riche homme d'affaires dans l'unique but de prendre du bon temps et de séduire les filles. Cette question du récit du migrant et du devoir de vérité est encore peu abordée et pourtant importante en termes de représentation. Car peu sont les gens, outre-Atlantique et outre-Méditerranée, qui savent que l'Europe compte plus de pauvres que la plupart des pays d'Afrique ne comptent d'habitants, qu'on y meurt de froid et des catastrophes naturelles et météorologiques tous les ans par centaines, que des centaines de milliers de personnes y vivent dans la rue, dans la solitude ou dans la dépression. Ou encore que la crise économique et sociale pousse chaque année des dizaines de milliers d'Européens à quitter leur continent pour l'Amérique du Sud, l'Afrique ou l'Asie.

Remettre à plat notre prisme de lecture, Européens et Africains

Les vagues migratoires en provenance d’Asie et d’Afrique font de l’Europe, toutes routes confondues, la destination la plus mortelle du monde. Il en résulte que l’agence européenne de surveillance des frontières, Frontex, catalyse les critiques vis-à-vis de la politique migratoire européenne. Pour autant, un arrêt de ses activités risquerait de provoquer un retranchement des politiques d’immigration nationales et l’abandon d’une solution collective européenne. Il y a fort à parier que cela conduirait à davantage d’opacité et de méfiance de chaque État-membre. Il convient de repenser Frontex de sorte qu’elle constitue un véritable corps européen de gardes-frontières, avec plus de moyens, d’autonomie et de contrôle démocratique, et une formation commune. Il s’agit d’inscrire la question des capacités humanitaires de sauvetage en mer et la facilitation de l’accueil des demandeurs d’asile au cœur des préoccupations, avec une éthique qui soit compatible avec nos valeurs.

Au-delà de Frontex, c’est l’approche de l’Europe sur les questions migratoires dans leur ensemble qui est évidemment à revoir. La facilitation de l’immigration légale vers l’Europe ainsi que l’ouverture de centres européens de demande d’asile dans les pays sources permettraient par exemple d’endiguer partiellement l’industrie des passeurs. Or, l’immigration légale fait aujourd’hui l’objet de restrictions toujours plus nombreuses. Dans un contexte de crise économique et sociale, et de chômage de masse, cette politique de fermeture peut sembler tenir du bon sens, mais elle part en fait d’un postulat erroné, suivant lequel les migrants s’installeraient sans perspective de retour et demeureraient immobiles une fois installés. En réalité, dans un monde aux frontières ouvertes, les gens font souvent des allers-retours, réinvestissent dans leur pays d'origine – contribuant à leur développement – et profitent des opportunités économiques et sociales créées par la mobilité. À l’inverse, c’est justement quand les conditions d’accès sont particulièrement difficiles que les migrants, une fois arrivés à destination, osent difficilement rentrer au pays. Les restrictions, au final, ne règlent nullement les problèmes de filières illégales et ne réduisent en rien la pression migratoire. Elles créent, en revanche, du ressentiment en donnant aux pays d'accueil – France en tête – l'image de nations fermées, voire racistes et inhospitalières, quand les migrants français résidant dans les pays dits du Sud bénéficient plutôt, en revanche, de privilèges aux tonalités postcoloniales.

Au passage, il convient aussi de réviser les paradigmes qui nous amènent à traiter l’immigration comme un tout, à la fois homogène et menaçant. « Toute personne typée, avec un air d’étranger, est considéré comme immigrée, déclarait le 24 avril 2015 Fatou Diome. Toutes les personnes étrangères que l’on peut rencontrer en Europe ne sont pas forcément des immigrés. Il y a des gens qui sont, normalement, protégés par la Convention de Genève pour les réfugiés. Ces personnes-là, quand on ne les accueille pas normalement, ils viennent dans les mêmes mouvements que les immigrés économiques. Donc quelqu’un qui fuit la guerre, ce n’est pas la même chose que quelqu’un qui cherche du travail. Quelqu’un qui fuit la guerre est protégé par la Convention de Genève. [À l’époque du Ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale], on a fait des réfugiés presque des coupables de droit commun, comme un voyageur qui ne respecterait pas les lois internationales pour le visa. […] Quelqu’un qui voyage librement peut respecter ces choses-là. Quelqu’un qui fuit la guerre pour survivre n’a pas le temps de respecter ces choses-là ». Il est donc important de distinguer toutes les formes de migrations et de se rappeler qu’immigré ne veut pas dire étranger, ni même réfugié. Et de se rappeler que même le terme immigré traduit des réalités extrêmement différentes. Ce changement d’approche est déterminant pour ne pas tomber dans une psychose xénophobe cautionnant une théorie du « Grand Remplacement » qui relève surtout du délire nationaliste, et qui entraînerait des actes de repli, voire de violences à l’égard de la figure de l’étranger, fusse-t-il français ou non d’ailleurs. Les violences commises en janvier dernier contre des mosquées, en France, dans la foulée de l'attentat contre de Charlie Hebdo, illustrent bien l’amalgame fait autour de ces notions, auxquelles sont d'ailleurs souvent associées celles de musulmans, de Noirs et d’Arabes.

C'est également notre politique étrangère, la logique de notre aide au développement et la teneur de nos accords commerciaux qu'il conviendrait de revisiter profondément – et là, se pose aussi la question de la responsabilité des propres dirigeants africains, qui n’engagent pas avec l’Europe le bras de fer nécessaire à une refonte d’accords commerciaux particulièrement déséquilibrés. Car les crises, la pauvreté et les déplacements de population ne constituent pas des réalités isolées mais s'inscrivent bien dans un système global qu'il faut repenser. Difficile toutefois de croire que nos dirigeants (européens et africains) franchiront ce pas dans les années à venir, vu leur manque absolu d'imagination et d'esprit critique vis-à-vis du système en place.

Il faut évidemment pointer du doigt la grande responsabilité des gouvernements africains et de l'Union africaine sur ces questions. Le caractère purement choquant de leur silence et de leur indifférence vis-à-vis de ces milliers de morts, n'a d'égale que leur inaction à peu près continue en matière économique et de lutte contre la corruption, depuis des décennies. Au contraire, les États africains participent de ce jeu de dupe, et mènent d'ailleurs bien souvent des politiques qui se veulent dissuasives, voire purement racistes, vis-à-vis des migrants présents chez eux. Sans aller jusqu'au cas sud-africain qui a fait l'actualité de ce début d'année, avec les massacres de migrants nigérians, mozambicains et zimbabwéens, et le pillage de commerces tenus par des étrangers, on peut simplement citer les pays du Maghreb où le traitement des migrants subsahariens par les autorités publiques elles-mêmes aurait de quoi dégoûter plus d'un panafricaniste convaincu. Partout, les erreurs reposent sur le même problème : les migrants sont traités comme des parasites, et non pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire des êtres humains avec le droit à la vie, au respect et à la dignité.

* * *

L'extrait suivant est tiré de l’ouvrage Les damnés de la terre, de Frantz Fanon, publié en 1961. Dans le chapitre intitulé « De la violence dans le contexte international », il y soutient la redevabilité de l'Europe vis-vis des continents d'émigration, et la nécessité de « réintroduire l’homme dans le monde » :

La réparation morale de l’indépendance nationale ne nous aveugle pas, ne nous nourrit pas. La richesse des pays impérialistes est aussi notre richesse. Sur le plan de l’universel, cette affirmation, on s’en doute, ne veut absolument pas signifier que nous nous sentons concernés par les créations de la technique ou des arts occidentaux. Très concrètement l’Europe s’est enflée de façon démesurée de l’or et des matières premières des pays coloniaux : Amérique latine, Chine, Afrique. De tous ces continents, en face desquels l’Europe aujourd’hui dresse sa tour opulente, partent depuis des siècles en direction de cette même Europe les diamants et le pétrole, la soie et le coton, les bois et les produits exotiques. L’Europe est littéralement la création du tiers monde. Les richesses qui l’étouffent sont celles qui ont été volées aux peuples sous-développés. Les ports de la Hollande, Liverpool, les docks de Bordeaux et de Liverpool spécialisés dans la traite des nègres doivent leur renommée aux millions d’esclaves déportés. Et quand nous entendons un chef d’État européen déclarer la main sur le cœur qu’il lui faut venir en aide aux malheureux peuples sous-développés, nous ne tremblons pas de reconnaissance. Bien au contraire nous nous disons « c’est une juste réparation qui va nous être faite ». Aussi n’accepterons-nous pas que l’aide aux pays sous-développés soit un programme de « sœurs de charité ». Cette aide doit être la consécration d’une double prise de conscience, prise de conscience par les colonisés que cela leur est dû et par les puissances capitalistes qu’effectivement elles doivent payer. Que si, par inintelligence – ne parlons pas d’ingratitude –, les pays capitalistes refusaient de payer, alors la dialectique implacable de leur propre système se chargerait de les asphyxier. Les jeunes nations, c’est un fait, attirent peu les capitaux privés. De multiples raisons légitiment et expliquent cette réserve des monopoles. Dès que les capitalistes savent, et ils sont évidemment les premiers à le savoir, que leur gouvernement s’apprête à décoloniser, ils se dépêchent de retirer de la colonie la totalité de leurs capitaux. La fuite spectaculaire des capitaux est l’un des phénomènes les plus constants de la décolonisation.

[…]

En agitant le tiers monde comme une marée qui menacerait d’engloutir l’Europe, on n’arrivera pas à diviser les forces progressistes qui entendent conduire l’humanité vers le bonheur. Le tiers monde n’entend pas organiser une immense croisade de la faim contre toute l’Europe. Ce qu’il attend de ceux qui l’ont maintenu en esclavage pendant des siècles, c’est qu’ils l’aident à réhabiliter l’homme, à faire triompher l’homme partout, une fois pour toutes.
Mais il est clair que nous ne poussons pas la naïveté jusqu’à croire que cela se fera avec la coopération et la bonne volonté des gouvernements européens. Ce travail colossal qui consiste à réintroduire l’homme dans le monde, l’homme total, se fera avec l’aide décisive des masses européennes qui, il faut qu’elles le reconnaissent, se sont souvent ralliées sur les problèmes coloniaux aux positions de nos maîtres communs. Pour cela, il faudrait d’abord que les masses européennes décident de se réveiller, secouent leurs cerveaux et cessent de jouer au jeu irresponsable de la Belle au bois dormant.

Frantz Fanon, Les damnés de la terre. Éditions François Maspero, 1961.

Tag(s) : #Politique
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