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Par David Brites.

Dans le contexte de la mondialisation, l'uniformisation culturelle des « élites » politiques et économiques est généralisée et elle n'épargne pas le continent africain, où les identités ont largement été mis à mal depuis la colonisation européenne. Nous l'avons vu dans une première partie, les notions inventées dans le but d'une réappropriation de la culture africaine (« recours à l'authenticité ») comme l'ivoirité, la mozambicanité, ou la zaïrité, sont symptomatiques d'une certaine schizophrénie, dès lors qu'elles jettent leurs bases sur des frontières tracées par les Européens dans le seul but d'une optimisation de l'exploitation coloniale au XIXème siècle ; et dès lors qu'elles reprennent parfois à leur compte la notion d'État-nation, qui peut paraître inappropriée pour beaucoup de pays africains où coexistent des peuples qui ont rarement choisi de vivre ensemble. Parallèlement, l'occidentalisation des élites capitalistes africaines, leur mépris pour la culture locale de leurs propres concitoyens, et la perte des grands idéaux politiques depuis les années 1980, ce cocktail entraîne une séparation des classes mondialisées avec les masses populaires et un dévoiement des notions de modernité et de progrès. Dans cette seconde partie, nous verrons comment l'immobilisme intellectuel des élites actuelles se fait aux dépens des peuples.

Sur le fleuve Sénégal, à la croisée des régions de Bakel (Sénégal) et du Guidimakha (Mauritanie), en janvier 2018, à l'occasion d'un festival culturel transfrontalier.

Sur le fleuve Sénégal, à la croisée des régions de Bakel (Sénégal) et du Guidimakha (Mauritanie), en janvier 2018, à l'occasion d'un festival culturel transfrontalier.

Nous l'avions vu en février 2016 (Les « élites africaines » sont-elles encore... africaines ? (1/2) Nation, africanité, modernité : quand les notions sont manipulées), la définition que les nouvelles élites africaines ont forgée de la modernité s'inscrit dans un cadre consumériste (de luxe, de préférence) qui marque le succès du capitalisme. Les caciques des régimes en place et leurs enfants représentent le plus souvent une élite qui n'entend pas partager le pouvoir, qui ne cherche pas l'alternance politique, car celle-ci signifierait un saut dans l'inconnu et peut-être le coup d'arrêt de son ascension sociale ou la remise en cause de ses conditions de vie. Elle ne vit plus en phase avec la population. Bien entendu, les Africains, dans toute leur diversité, ne sont pas condamnés à l'immobilisme social ou culturel, ni même identitaire, mais l'engouement avec lequel les élites du continent embrassent les codes et les idéaux occidentaux a des traductions concrètes sur les rapports de force politiques et économiques. Celles et ceux qui accèdent aux classes moyenne supérieure et aisée, de plus en plus, pratiquent des stratégies d'évitement que l'on attribue généralement aux Occidentaux résidant dans leurs pays (les expatriés) : ils étudient dans des établissements privés ou à l'étranger, ils se déplacent peu voire jamais en transport public, partent le plus souvent en vacances à l'étranger (dans l'ancienne métropole coloniale par exemple), et maîtrisent mal le dialecte de leurs parents. Dans L'hibiscus pourpre, la narratrice de Chimamanda Ngozi Adichie, la jeune Kambili, explique, en parlant de son père Eugene : « Il ne parlait pratiquement jamais ibo et même si [mon frère] et moi le parlions avec Mama à la maison, il n'aimait pas que nous l'utilisions en public. Nous devions paraître civilisés en public, nous disait-il ; nous devions parler anglais. »

Ce cocktail pose la question du devenir et de la gouvernance des États africains, dont le développement est porté par une classe qui ne comprend plus le peuple ils ne parlent d'ailleurs souvent plus la même langue au quotidien  et qui n'a plus conscience de ses préoccupations au jour-le-jour. L'aggravation des inégalités sociales, avec l'émergence d'une catégorie hyper-riche et la permanence d'une pauvreté extrême, les deux étant concentrées en milieu urbain, accentue ce phénomène. Prenons l'exemple de la ville de Maputo, au Mozambique : sorte de vitrine de la mondialisation, la vision que le parti au pouvoir développe de la ville idéale se traduit par une transformation urbaine basée sur quelques grands projets emblématiques, souvent surfacturés et validés dans des conditions opaques, et dont la mise en œuvre entraîne des expropriations et le déplacement expéditif des riverains. On assiste aussi à la volonté de faire disparaître les traces du passé colonial, y compris les bâtisses qui donnent tout leur charme (et leur identité) à certains quartiers du centre-ville, au profit de grandes tours de verre et de béton. « Au final, ce qui fait la spécificité de la ville est sacrifié sur l'autel de cette obsession du moderne sur fond d'idolâtrie du béton, d'asphalte et du verre, sur le modèle de ce qui se fait à Dubaï. La philosophie qui se trouve derrière ce formatage n'est autre qu'une forme d'ingénierie sociale positiviste [...] qui vise à créer un homme nouveau et une société propre [...]. » Ces mots du journaliste Cengiz Aktar, écrits dans un journal turc en juin 2013 à propos d'Istanbul, s'appliquent parfaitement à la plupart des pays « émergents », comme le Mozambique.

Quartier de la Baixa, à Maputo.

De l'immobilisme intellectuel des nouvelles élites africaines

En 2013, le site Africa is a country expliquait : « La spécificité de l'exemple africain détruit la croyance héritée de Tocqueville selon laquelle le bourgeonnement de la classe moyenne conduit forcément à l'émergence de la démocratie. En Afrique, la classe moyenne n'a souvent ni ancrage social ni pouvoir politique. » Et à bien des égards, la sclérose politique de certains pays africains vaut bien celle de la Chine, qui connaît elle-aussi une croissance économique très forte depuis les années 1990 ; cette comparaison se vérifie encore plus dans un pays comme le Mozambique où, un peu comme en Chine, le parti marxiste a assuré à l'État son indépendance et s'est maintenu au pouvoir, dans le contexte d'ouverture économique et de libéralisation incontrôlée.

C'est sans doute pourquoi cette réflexion de l'éditorialiste chinois Song Shinan, dans le journal Caixin Wang en juin 2013, à propos de la société chinoise, est à bien des égards valable pour beaucoup de pays en Afrique, dont le Mozambique : « Il est indéniable qu'à la faveur du décollage économique de ces trente dernières années un grand nombre de Chinois se sont enrichis. [...] Personnellement, j'aurais tendance à considérer que la classe moyenne chinoise est déjà devenue dans une très large mesure une alliée du pouvoir en place et ne constitue pas un catalyseur des aspirations au changement démocratique. »  Il lie subtilement le boom de la consommation chez cette nouvelle classe moyenne à leur soutien à un régime autoritaire synonyme de stabilité : « On peut dire que ses membres sont à l'avant-garde de la consommation, mais à l'arrière-garde de la politique. Ils sont à l'avant-garde de la consommation car ils veulent suivre la tendance consumériste lancée par la mondialisation et faire en sorte que leur mode de consommation reflète leur conception de la réussite individuelle. Cependant, ce consumérisme et cette conception de la réussite individuelle réduisent chez eux le sentiment de responsabilité commune à sa portion congrue. De ce fait, en politique, ils sont assez conservateurs. » L'enrichissement rapide de certains fait donc émerger, sur les ruines des traditions et des sociétés pré-coloniales, un monde fondamentalement matérialiste et individualiste, où la notion même de bien commun est très relative.

« Plus important encore, ajoute Song Shinan, une partie assez considérable de cette classe moyenne est issue du clan politique au pouvoir ou compte sur les alliances nouées avec les notables pour obtenir des moyens d'existence ou pour doper leur carrière. Ainsi ne peuvent-ils pas adopter des positions politiques radicales. [...] Simplement par peur ou par souci de se protéger, la classe moyenne, détentrice d'intérêts acquis ou du moins ayant eu le moins de sacrifices à faire, a tendance [...] à avoir des convictions politiques conservatrices. » Quel rapport entre ce constat et les identités africaines ? Il est évident, et la réponse à cette question nous était d'ailleurs apportée le 10 juin 2015 par l'écrivain mozambicain Mia Couto, qui déclarait en entretien à Lusa, l'agence d'information portugaise, évoquant la société mozambicaine : « Nous sommes encore très colonisés mentalement et nous regardons l’Europe comme point de référence. Nous pensons toujours notre comportement en fonction de l’autre. […] Il est réellement urgent et nécessaire […] pour nous de créer une pensée qui soit fondée sur la réalité mozambicaine, qui est diverse. » En bref : ne plus penser le Mozambique comme une unicité identitaire dont la langue portugaise serait la colonne vertébrale, en négligeant l'importance des identités et des réalités locales, dans un pays où les habitants du centre et du nord se sentent si peu représentés par les autorités nationales.

Dans le nord du Cameroun.

L'auteur mozambicain rappelle que le Front de Libération du Mozambique (Frelimo), le parti au pouvoir, a abandonné ses idéaux initiaux pour défendre des intérêts de classe qui assurent le maintien du régime politique : « Le Frelimo que j'ai embrassé pour une certaine cause [au début des années 1970], et j'étais très heureux à ce moment-là, n'est plus le même aujourd'hui. Je ne le reconnais pas. Celui-ci est un Frelimo des entreprises et des riches. Je n'ai pas de problème avec les entreprises, mais il ne faut pas confondre ça avec une offre politique. Il doit y avoir de la cohérence dans le parti. Le Frelimo ne peut pas être hier communiste, ensuite capitaliste, et maintenant néo-libéral. » Pour aller plus loin sur le cas spécifique du Mozambique et les défaillances de son modèle de développement : Au Mozambique, la croissance économique assure-t-elle le développement ? (1/2) Agriculture intensive, industries extractives, méga-projets : quelles sont les victimes collatérales du « progrès » ?

Concrètement, cela signifie que les personnes qui profitent de la croissance économique cautionnent le régime politique et ses abus : expropriations de terres et expulsions des résidents, contrats avec des entreprises étrangères sur fond de corruption, exploitation abusive des ressources naturelles en dépit des impacts sanitaires et environnementaux, etc. En bref, la classe moyenne et les « nouveaux riches » d'Afrique font les louanges : 1) de l'ordre, qui assure la stabilité économique du pays et la sécurité des individus (la leur surtout) ; et 2) de la liberté, et en premier lieu de la liberté économique. Liberté de consommer, de voyager, d'entreprendre, de s'enrichir. Mais leur attachement aux valeurs fondamentales de la démocratie moderne s'arrête là. Ces individus ne défendent pas les valeurs d'égalité et de solidarité. À l'inverse, ils cautionnent les injustices sociales faites au nom de la croissance et du progrès, incarnés par des grands travaux infrastructurels qui refondent le paysage urbain sans améliorer le niveau de vie des masses réduites à la misère. Ils cautionnent l'autoritarisme d'État, la négation des identités locales, les expropriations foncières, ou encore la dégradation des milieux naturels.

Et Song Shinan de poursuivre, dans son article de juin 2013 , à propos de la classe moyenne chinoise – un constat ô combien valable pour celle du Mozambique ou d'autres pays africains, où l'accès à Internet demeure assez limité : « Sur les microblogs, il arrive bien à ses membres de se plaindre de l'insécurité alimentaire, des expropriations forcées, des décisions de justice iniques ou de la corruption de l'administration ; ils peuvent aussi participer à des manifestations dans leur vie de tous les jours (pour protester en général contre des atteintes à l'environnement ou d'autres problèmes portant directement préjudice à leurs intérêts), mais ils ne s'impliquent quasiment jamais dans des associations, des organisations du Parti, des élections et autres domaines sensibles. Il est très rare qu'ils cherchent à contester la légitimité du régime par leurs actes ou leurs paroles. » Une contestation très timide donc, très molle, et rarement convaincue. Une contestation qui, surtout, tend rarement à modifier les fondements même du système politique et économique établi. Une contestation qui s'inscrit par ailleurs, souvent, dans une grille de pensée héritée des modèles politiques et sociaux occidentaux.

Bien entendu, tout ne tourne pas à la catastrophe, mais les aspects positifs de l'émergence de cette nouvelle « classe capitaliste mondiale » (aujourd'hui en Afrique, mais déjà bien là en Europe, en Amérique, en Asie...) sont trop rares pour contrebalancer les nuisances massives qu'elle entraîne. Au Mozambique comme ailleurs, aucun « miracle économique » impliquant la destruction irréversible de l’environnement, la dégradation des conditions de vie des habitants et la perte des identités locales ne saurait être viable ou souhaitable. En plus d’être portée par des processus profondément injustes, la croissance africaine accroît les inégalités et consacre l’exploitation et la mise au ban des peuples, dont la culture est tout bonnement méprisée.

Dans les rues de Johannesburg.

Dans les rues de Johannesburg.

Quel avenir pour les identités africaines ?

Les situations sont différentes d'un pays à l'autre, parfois très différentes, ce qui rend ardu de tenter d'en saisir les complexités. Dans un pays comme le Mozambique, la langue de l'ancien colonisateur (le portugais) n'est pas encore bien maîtrisée dans les zones rurales, immenses et parfois fortement isolées. En outre, depuis les années 1990, des radios communautaires y ont fait leur apparition, notamment en province, avec des horaires intégralement en langue ou dialecte local, pour permettre la promotion des idiomes proprement africains. Idem, en se baladant dans les rues de Maputo ou même de Cotonou au Bénin, pour prendre l'exemple d'un autre pays africain, la fréquence de l'usage du shangane dans l'un, et du fon dans l'autre, laisse fortement douter de leur extinction à court ou à moyen terme. La perte d'identité est donc toute relative, puisque des territoires importants ne sont pas encore touchés par les dynamiques de la mondialisation. Toutefois, il convient d'observer des évolutions globales, et qui semblent de plus en plus irréversibles. Ce faisant, le constat de l'absence de tout esprit critique, de la part des élites politiques et économiques, s'impose.

Là où le risque d'instabilité politique se profile, et cela vaut au Mozambique comme au Cameroun, en Côte d'Ivoire ou en Éthiopie, c'est dans le ralentissement depuis trois ou quatre années des taux de croissance, et en premier lieu de celui de la Chine, l'un des premiers partenaires commerciaux des États africains. Comme dans les pays du Maghreb jusqu'au Printemps arabe (même si la comparaison est à faire avec prudence, compte tenu des différences fondamentales entre les sociétés d'Afrique du Nord et d'Afrique subsaharienne), cela se traduit par l'arrivée dans le marché du travail de milliers de diplômés avec peu de perspectives d'emploi. Il grandira sans doute un fossé entre l'évolution rapide des attentes de ces élites africaines et une réalité décevante. Francis Fukuyama, dès juin 2013, écrivait : « Forte du pouvoir que lui confèrent les nouvelles technologies, la classe moyenne se montrera extrêmement exigeante à tous égards envers sa classe politique. » Et le philosophe américain d'ajouter : « Les nouveaux arrivants de cette catégorie ont plus de chances d'être poussés à l'action par ce que le politologue Samuel Huntington appelait "la faille" – c'est-à-dire l'incapacité de la société à répondre à l'évolution rapide des attentes socio-économiques. » Mais même en cas de « printemps démocratique africain », il n'est pas dit que les éventuelles transformations politiques qu'une révolte des classes moyennes apporterait permettraient de préserver et de valoriser les dialectes proprement africains et les traditions et identités locales.

Un badaud dans l'extrême-nord du Cameroun, près de la frontière nigériane.

Un badaud dans l'extrême-nord du Cameroun, près de la frontière nigériane.

Dans L'hibiscus pourpre (2004), premier roman de Chimamanda Ngozi Adichie, la jeune Kambili, personnage principale, explique, à propos de son père : « La sœur de Papa, Tatie Ifeoma, avait fait remarquer une fois que Papa était un pur produit du colonialisme. Elle avait dit cela avec douceur, indulgence, comme si ce n'était pas la faute de Papa, comme on en parlerait de quelqu'un qui hurle du charabia parce qu'il souffre d'une forte poussée de malaria. » L'auteure nigériane s'inscrit dans la lignée de ces grands écrivains africains qui, sans revendiquer des ouvrages purement politiques, parvient à porter un point de vue critique sur le rapport des élites africaines avec l'identité postcoloniale complexe de leur pays.

Le passage qui suit est issu de l’ouvrage Tels des astres éteints, écrit par la Camerounaise Léonora Miano et publié en 2008. L'un des trois personnages principaux, Shrapnel, est un jeune Camerounais autour de la vingtaine, déraciné après l'expulsion de son village et son installation dans la ville. Il rêve d'un peuple noir uni, mais voit avec perplexité les élites urbaines de son pays « s'assimiler » avec enthousiasme à la culture occidentale, oubliant ainsi la langue de leurs pères et leurs traditions, au nom d'un consumérisme et d'un matérialisme agressifs qui seraient synonyme de progrès. En outre, il peine à comprendre comment le Nord a su, depuis des siècles, imposer sa loi et ses paradigmes partout dans le monde.

À bien des égards, cette description des élites camerounaises s'applique parfaitement à d'autres États du continent.

La vérité restait là, entêtée et incontournable : Dieu avait donné aux peuples du Nord, y compris à travers [leur] langue, le moyen d’imposer leur vision du monde. Shrapnel observait deux phénomènes autour de lui. D’abord, il y avait un nombre croissant d’individus ne maîtrisant ni la langue de leurs pères, ni celle des conquérants. Ensuite, il y avait cette minorité de puissants dont les enfants ne connaissaient que le parler des envahisseurs, seul idiome désormais usité dans les familles aisées, où on s’imaginait ainsi blanchir un peu. Les premiers, ceux qui ne possédaient aucune langue, n’étaient plus en mesure de penser. Les autres, ceux qui n’avaient que la langue des impérialistes, pensaient comme des colons. [Ils formaient] le monde de ceux qui singeaient les vainqueurs. […]

Les bourgeois du pays habitaient de belles demeures. Ils parlaient en famille la langue des conquérants. Ils passaient leurs vacances au Nord, d’où ils revenaient bardés de signes extérieurs de leur supériorité pécuniaire. Cependant, la façade policée ne servait qu’à dissimuler la désagrégation totale de leur mental. Tout ce qu’ils semblaient avoir retenu de leurs maîtres résidait dans une hiérarchisation coloniale des rapports humains. Ils maîtrisaient par conséquent les expressions les plus achevées de la brutalité. Ils formaient une caste de grands malades, atteints de maux que la psychanalyse n’avait pas encore identifiés. Ils n’avaient rien à apporter à leurs compatriotes. Rien à laisser à leur descendance, que des fortunes bâties sur des charniers, des villas érigées sur la défaite de leurs ancêtres et la misère de leurs contemporains. Ils n’avaient très certainement rien à dire à ce Nord dont ils avaient emprunté les oripeaux. Ce n’était pas en les connaissant davantage, qu’il était possible de comprendre comment le Nord s’était assis sur le toit de l’univers. Tout ce qu’on pouvait apprendre à leur contact, c’était combien ils avalisaient la mort [du monde de leurs pères et de leurs traditions]. Combien ils étaient inaptes à êtres des modèles. Combien ils ne feraient jamais que détruire ceux qui leur ressemblaient. Eux, l’élite. Eux, l’élite de tout un peuple. Ils méprisaient ces populations dont ils étaient issus. Ils les haïssaient pour le rappel constant qu’elles leur faisaient de ce qu’ils étaient et resteraient, quoi qu’ils fassent.

Pour le Nord, ils seraient toujours des vassaux. Chaque fois qu’on louerait leur maîtrise de la langue des colons, le raffinement de leurs manières, ce ne serait que pour indiquer qu’on avait su les mater et les remodeler. Eux, l’élite. Eux, les dignitaires de tout un peuple. Ils étaient des caricatures eux aussi, mais contrairement à la jeunesse noire massée sur les quais du métro, ils s’en satisfaisaient. Nul désespoir ne les étreignait. Nul ersatz de colère n’embrasait leur cœur. Ils étaient des esclaves consentants.

Tels des astres éteints, de Léonora Miano. Éditions Plon, 2008.

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