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Par David Brites.

Le 3 octobre dernier, le Premier ministre soudanais Abdallah Hamdok, en poste depuis un peu plus d'un an, signait avec les principaux groupes rebelles du Soudan (issus notamment du Darfour, du Kordofan du Sud et du Nil Bleu) un accord de paix qualifié d'historique par l'ensemble des observateurs, en dépit des innombrables défis que le document protocolaire paraphé induit pour les mois et les années à venir. C'est là la dernière des pierres posées sur l'édifice de la transition politique, mais d'autres encore doivent être portées à bras le corps par les autorités de transition pour répondre aux attentes soulevées par la Révolution de 2019. Le cadre de cette transition a été consacré par la signature, le 17 août 2019, par des représentants des manifestants civils, de l'opposition politique et des militaires, d'une Déclaration constitutionnelle qui définissait dans le détail le calendrier politique et électoral du pays. Comment la pression populaire, en dépit d'une répression sanglante, avait-t-elle alors abouti à cette énième victoire, qui en appelait encore d'autres ? Et surtout, depuis un an, où en est le processus devant conduire à la mise en place d'un État démocratique ? Quels sont les obstacles et les défis qui se présentent aux autorités chargées de la transition ?

Le mouvement révolutionnaire soudanais est né le 19 décembre 2018, après un triplement du prix du pain. Il a été porté par diverses structures de la société civile, notamment l'Association des professionnels soudanais (APS), ainsi que des « comités de résistance » établis dans plusieurs localités du pays. Il puise ses racines dans une multitude de facteurs, à la fois des déterminants sociodémographiques de long terme, et un contexte socioéconomique marqué par une sous-capacité productive (en particulier dans le secteur de l'agriculture), un chômage de masse chez les jeunes, et la paupérisation des masses. Enfin, il s'explique par le désir de liberté et de démocratie réprimé pendant une trentaine d'années par la chape de plomb d'un régime qui a donné la part belle aux militaires autant qu'aux islamistes. Nous l'avons vu en avril dernier (Révolution soudanaise (1/2) : comment le peuple soudanais a mis fin à trente années de règne d'Omar el-Bechir), en dépit des particularités qui caractérisent chaque pays touché par le Printemps arabe (et elles sont nombreuses dans un pays comme le Soudan), de nombreux ingrédients sont partagés : fragilité du tissu économique, « transition démographique » en cours ou parachevée, émergence d'une timide classe moyenne en milieu urbain, montée des mécontentements face à l'accaparement des richesses par une petite caste dirigeante, etc. À ce cocktail déjà explosif se sont ajoutées, spécifiquement au Soudan, la disparition, avec l'indépendance du Sud-Soudan en 2011, de la manne pétrolière, et la multiplication des conflits émanant de forces centrifuges, le plus célèbre (et le plus sanglant) étant celui au Darfour depuis 2003.

Malgré la liesse observée à l'annonce de la destitution d'Omar el-Bechir, le mouvement de contestation s'est prolongé au-delà du 11 avril, refusant de se voir « confisquer » la révolution par la junte militaire qui s'est immédiatement mise en place sous la forme d'un « Conseil militaire de transition » – présidé par le lieutenant-général Abdel Fattah al-Burhan Abdelrahmane.

La capitale soudanaise, Khartoum. (Crédit photo © Mariam Diakité, 2013)

La capitale soudanaise, Khartoum. (Crédit photo © Mariam Diakité, 2013)

Printemps et été 2019 : quand le peuple fait plier les militaires et impose l'agenda post-el-Bechir

La protestation s'est donc poursuivie, en prenant pour cible les militaires. En l'occurrence, le profil de certains d'entre eux peut expliquer leur rejet par les manifestants. Pour rappel, le numéro deux de la junte, Mohamed Hamdan Dogolo, surnommé Hemetti, est à la tête de la Force de soutien rapide, les fameux ex-Janjawids (des miliciens connus pour leurs exactions au Darfour), qu'il déploie encore dans la capitale ; il bénéficie de parrains régionaux, notamment issus du Golfe, qui souhaitent voir le mouvement révolutionnaire endigué. Un autre général, Taha Osman Al-Hussein, ancien proche d'el-Bechir et clairement soutenu par l'Arabie Saoudite (il était même en charge de l'envoi, depuis 2015, de troupes soudanaises au Yémen dans la guerre menée par Riyad), reste une des figures centrales de la junte. Le Conseil militaire est donc noyauté par des caciques du régime déchu. En face, l'Association des professionnels soudanais propose une « Constitution provisoire » pour assurer la transition. Outre une déclaration des droits du citoyen, une réforme de la justice et une décentralisation du pouvoir, le texte prévoit l'instauration d'un Conseil présidentiel « dont les fonctions seraient limitées à un rôle de représentation et de souveraineté », d'un gouvernement civil et d'une Assemblée constituante de 120 membres (devant compter au moins 40% de femmes) choisis pour représenter toutes les régions, toutes les forces politiques et la société civile, et chargés de préparer des élections générales dans les trois ans.

Le 21 avril, les représentants de la contestation annoncent suspendre les discussions avec le Conseil militaire, et le 25 avril, puis à nouveau le 2 mai, de vastes manifestations réunissent à Khartoum des milliers de personnes venus de tout le pays (y compris d'Atbara, la ville où a démarré la Révolution, et du Darfour) et représentant des intérêts divers. Situé au bord du Nil Bleu, le sit-in qui se maintient devant le siège de l'armée sert de point de ralliement à chaque rassemblement. Dans un mélange de boulevards squattés par des tentes, de ruelles où l'on boit le thé, et de bâtiments académiques réquisitionnés pour la lutte, il fait office de centre de gravité de la « capitale triangulaire » (formée par les villes de Khartoum, Omdurman et Bahri). Des cliniques mobiles sont bricolées, des brigades de nettoyage sillonnent les rues, un bâtiment universitaire diffuse des chants, des discours et des informations, la distribution de nourriture est organisée, des tentes de diffusion cinématographique, de débat et de création artistique sont installées, ainsi que des toilettes pour femmes. Les négociations reprennent bientôt, et pour instaurer une autorité conjointe entre civils et militaires, et pour définir les modalités de mise en place d'une assemblée législative, mais elles échouent à nouveau le 20 mai. Entre autres choses, les représentants de la rue réclament alors que deux tiers des 300 sièges du futur corps législatif soient occupés par des personnes issues de l'Alliance pour la Liberté et le Changement (ALC), une plateforme représentant l'ensemble de l'opposition politique, des groupes rebelles et de la société civile.

Les évènements se précipitent à la fin du printemps 2019. Des actions de répression étaient déjà fréquemment observées au fil des semaines, probablement orchestrées par les Forces de soutien rapide dans le but de briser la détermination des protestataires. Finalement, le 3 juin, les forces soudanaises mènent une intervention musclée et dispersent le sit-in qui fait face au QG de l'armée depuis le 6 avril ; on compte, selon un collectif de médecins proche des manifestants, 128 morts et plus de 1 350 blessés – une quarantaine de corps sont retrouvés dans le Nil. Le lendemain, le Conseil militaire annonce annuler le contenu obtenu jusque-là dans les négociations avec le mouvement, et vouloir organiser des élections dans un délai de neuf mois. Le moment est charnière, car le Soudan peut alors basculer dans la réaction contre-révolutionnaire. L'Association des professionnels soudanais en appelle à la « désobéissance civile totale pour renverser le Conseil militaire perfide et meurtrier » ; des émeutes et des barrages sauvages surgissent sur plusieurs axes de la capitale. Finalement, le dialogue reprend le 3 juillet, cette fois sous médiation de l'Union africaine (UA) et de l'Éthiopie, et un accord est trouvé, dès le 5 juillet, entre l'ALC et le Conseil militaire, notamment pour une direction « alternée » du « Conseil souverain » qui, organisé sur la base d'une présidence tournante, sera chargé de la transition, sur une période de trois ans. En outre, il est décidé qu'une enquête transparente et indépendante serait menée pour éclaircir les responsabilités dans les actions de répression menées au cours des semaines précédentes – entretemps, la culpabilité des Forces de soutien rapide a été reconnue par le pouvoir, en ce qui concerne l'attaque du 3 juin.

Des groupes rebelles darfouris dénoncent alors les concessions faites aux militaires dans l'accord du 5 juillet, ainsi que ses zones d'ombre, notamment la paix au Darfour et la question des réfugiés ; quant aux femmes, leur cause a été reléguée au second plan. Toutefois, les négociations se poursuivent avec la junte courant juillet pour convenir des détails de la transition, tandis que l'opposition définit en interne ses positions afin de présenter un visage uni. Le statut des membres de l'armée fait particulièrement débat, les généraux du Conseil militaire insistant pour que leurs représentants au sein du futur Conseil souverain bénéficient d'une « immunité totale » dans les affaires de répression. Après signature d'un nouvel accord politique le 4 août, civils et militaires signent donc, le 17 août, une Déclaration constitutionnelle, un épais document qui organise les 39 mois de la transition. Il aura fallu huit mois de mobilisation et 250 morts pour en arriver là. Le 20 août, le fameux Conseil souverain, composé de cinq militaires, cinq civils issus de l'Alliance pour la Liberté et le Changement, et un civil désigné d'un commun accord, est mis sur pied, faisant office d'organe exécutif – officiellement avec un rôle « consultatif ». Dans ce Conseil souverain, on retrouve les généraux Abdel Fattah al-Burhan et Hemetti, numéros 1 et 2 de la junte militaire sortante, et côté civil, trois hommes et deux femmes, Aisha Musa, et une chrétienne copte, la juriste Raja Nicolas Abdel Massih, signe d'une volonté nouvelle de respect de la diversité religieuse. Al-Burhan est le premier à occuper la présidence tournante, pour une durée de 21 mois. Entretemps, tout un symbole, le procès d'Omar el-Bechir, déféré le 16 juin au parquet en charge des affaires de corruption à Khartoum, s'est ouvert le 19 août.

Al-Jebel Aulia, wilaya de Khartoum. (Crédit photo © Mariam Diakité, 2013)

Al-Jebel Aulia, wilaya de Khartoum. (Crédit photo © Mariam Diakité, 2013)

Les défis de la transition : « liberté, paix, justice »

Le 21 août 2019, le Conseil souverain fraîchement constitué désigne, à la tête du gouvernement, Abdallah Hamdok, un économiste qui a travaillé aux Nations unies. Il est alors le premier civil à occuper ce poste en trente ans. Le Premier ministre annonce d'emblée devoir trouver dix milliards de dollars, dont deux dans un délai de trois mois, pour pouvoir mettre fin aux pénuries. Pour cela, il peut profiter de la levée des sanctions commerciales imposées par les États-Unis, décidée dès 2017 par l'administration Trump. Dévoilé le 5 septembre, le gouvernement est composé de seize civils, dont quatre femmes (parmi lesquelles Asma Mohamed Abdallah, nommée à la tête des Affaires étrangères), et de deux militaires (pour les ministères de la Défense et de l'Intérieur). Reprenant à son compte le slogan révolutionnaire « Liberté, paix, justice », l'exécutif définit d'emblée trois priorités. La première : établir clairement son autorité face au Conseil souverain où les militaires restent importants, et par contrecoup assurer la démocratisation des institutions. La deuxième : redresser l'économie, en grande partie contrôlée par des proches ou des piliers de l'ancien régime, et donc s'attaquer à des intérêts liés aux divers services de sécurité, qui eux-mêmes accaparent une grande part du budget national. Et la troisième : faire la paix avec les groupes armés. Le tout devant initialement être conclu par des élections générales organisées en 2022.

Les négociations qui se sont tenues à Juba, au Sud-Soudan, entre Khartoum et les mouvements du Kordofan du Sud, du Nil Bleu et du Darfour, l'une des priorités du Premier ministre, ont été fragilisées par le décès du ministre de la Défense, le général Jamal al-Din Omar le 25 mars 2020, victime du coronavirus. Elles ont surtout été rendues laborieuses par certaines exigences des groupes rebelles, la principale étant que le pouvoir soit mieux partagé à l'échelle nationale, avec des places réservées au sein du Conseil souverain, au gouvernement, ainsi que dans le corps législatif. Un accord a été annoncé le 9 mai 2020 entre le gouvernement et les forces rebelles du Darfour, du Kordofan et du Nil Bleu, pour leur faire une place dans les cercles de pouvoir à Khartoum, ce qui devrait permettre de débloquer les discussions sur d'autres sujets. Le 31 août dernier, une première version d'un accord est signé à Juba. Point d'orgue de la cérémonie ce jour-là, la poignée de main entre le général Mohamed Hamdan Dogolo, vice-président du Conseil souverain, et les chefs de cinq mouvements rebelles composant le Front révolutionnaire soudanais. Les protocoles signés abordent la plupart des problèmes cruciaux des conflits concernés. Si cet accord, rendu possible par le soutien de pays africains (Soudan du Sud, Tchad, Éthiopie) et occidentaux (États-Unis, Royaume-Uni, Norvège, Union européenne), est historique, toutefois l'échec d'accords antérieurs (en 2006 et 2010) invite les observateurs à la prudence. D'autant qu'initialement, deux groupes armés ne l'avaient pas paraphé, à savoir le Mouvement populaire de libération du Soudan-Nord (SPLA-N) d'Abdelaziz al-Hilou, partisan d'une solution plus radicale, et le Mouvement de libération du Soudan (MLS) d'Abdelwahid Nour, qui prône en vain l'établissement d'une république laïque. Début septembre, les deux groupes sont toutefois revenus à la table des négociations, en s'accordant avec le Premier ministre sur des principes tels que l'engagement pour le respect de la diversité ethnique et religieuse, la règle démocratique pour tous, et surtout la séparation de la religion de l'État, qui devrait être inscrite dans la future Constitution.

Finalement, nous le disions en introduction de cet article, le 3 octobre dernier, le gouvernement soudanais et les chefs rebelles signaient à Juba un accord de paix historique, au cours d'une cérémonie à laquelle des diplomates tchadiens, qataris, égyptiens, de l'Union africaine et des Nations unies ont assisté. Le document est composé de huit protocoles traitant de la sécurité, de la propriété foncière, de la justice transitionnelle, des réparations et compensations, du développement du secteur nomade et pastoral, du partage des richesses et du pouvoir, et du retour des réfugiés et déplacés. Les combattants des groupes rebelles doivent être intégrés dans l'armée régulière qui connaîtra une réorganisation ; il est accordé au Kordofan du Sud et au Nil Bleu une autonomie dans le cadre de l'État fédéral, et des investissements publics (un fonds de 750 millions de dollars par an durant une décennie) sont promis dans les trois régions rebelles, alloués notamment au retour des populations déplacées et au développement local. Enfin, sur un plan plus politique, la période transitoire est prolongée de 39 mois, à partir du 31 août 2020, et des centaines de postes et fauteuils de parlementaires seront donnés aux rebelles en attendant les élections à venir dans les trois prochaines années. Reste toutefois que, s'agissant des différents conflits en question, les responsables des atrocités ne sont pas réellement inquiétés.

Du fait du retard des négociations, d'autres questions annexes restent en suspens, et elles concernent tout particulièrement le Darfour. Le sort des réfugiés notamment n'est pas encore réglé, alors qu'ils représentent jusqu'à un tiers de la population darfourie. Et demeurent en suspens les garanties de sécurité que demandent les populations les plus vulnérables; pourtant, l'ONU, soutenue en ce sens par l'Union africaine, prévoit toujours le retrait des Casques bleus de la MINUAD cet automne – et ce, alors même que le gouvernement soudanais a demandé au Conseil de sécurité de l'ONU d'autoriser le déploiement d'une nouvelle mission « de suivi » pour assurer les conditions de la paix et un retour des réfugiés en toute sécurité. L'exemple d'El-Geneina, au Darfour occidental, où des affrontements tribaux ont été constatés en décembre 2019, six mois après le retrait de la MINUAD de ce secteur, devrait pourtant servir d'avertissement. Encore les 5 et 6 mai dernier, des heurts intercommunautaires, entre la tribu arabophone des Raziqats et celle subsaharienne des Falatas, ont entraîné la mort d'au moins une trentaine de personnes dans le Darfour-Sud, après une histoire de vol de bétail. La mission internationale ayant succédé à la MINUAD fin mai a finalement une « mission politique intégrée pour la consolidation de la paix » ; avec 2 500 policiers et un bataillon de réaction rapide, elle ne couvre théoriquement plus le seul Darfour mais l'ensemble du pays. En revanche, et conformément au souhait du Premier ministre, mis sous pression par ses partenaires gouvernementaux pour faire valoir la souveraineté du Soudan, elle n'a officiellement plus de mission militaire, ce qui impose à l'État soudanais d'assurer par lui-même la sécurité des civils.

Les problématiques sécuritaires vont même au-delà des seules questions relatives aux groupes rebelles. En septembre 2019 par exemple, le Conseil souverain décidait une fermeture des frontières avec la Centrafrique et la Libye. Si cette décision n'est pas particulièrement exceptionnelle dans la région, elle est révélatrice des enjeux inhérents à la porosité des frontières dans la zone, et aux défis posés à toute la sous-région : les trafics de marchandises, de drogues, d'armes, d'êtres humains, ainsi que l'immigration illégale. Dans la même période, d'ailleurs, le Soudan annonçait l'arrestation d'une douzaine de trafiquants et de 120 migrants clandestins. En outre, Khartoum pourrait vouloir empêcher des rebelles darfouris d'aller s'entraîner dans des pays voisins, ou de rejoindre des mouvements étrangers, tels que les Toubous alliés au maréchal Haftar, maître de l'Est de la Libye, ou encore les fermiers de Vakaga en Centrafrique, rivaux des éleveurs arabophones du sud du Darfour. À tout cela s'ajoute, pour le gouvernement, la volonté de voir les États-Unis retirer le pays de leur liste des nations soutenant le terrorisme, en montrant des signes de bonne volonté dans la lutte contre la mobilité des groupes armés dans la région – pour la même raison, l'exécutif promettait le 13 février 2020 un dédommagement de plusieurs millions de dollars pour les familles des marins tués lors de l'attentat de l'USS Cole en 2000. Symbole de l'instabilité sécuritaire, le 16 mars dernier, Abdallah Hamdok échappait à un attentat terroriste à la bombe, à Khartoum.

Démocratiser l'État soudanais et garantir les libertés individuelles et collectives

L'une des grandes particularités du mouvement révolutionnaire soudanais, si on doit le comparer à d'autres révolutions arabes depuis 2010, est le regard qui y est porté sur l'islam politique. En Tunisie puis en Égypte, et d'une certaine manière en Syrie, les oppositions d'essence libérale, laïques ou de gauche se sont laissées débordées par les courants islamistes. Exception faite de la Libye, où les élections législatives de 2012 puis de 2014 ont plutôt consacré l'échec des islamistes ; mais la guerre civile qui y fait rage depuis 2014 a rendu ces résultats quelque peu caduques. En Algérie, l'histoire de la guerre civile des années 1990, mais aussi la compromission de plusieurs partis islamistes avec le pouvoir d'Abdelaziz Bouteflika, ont en grande partie décrédibilisé cette mouvance politique, même si des élections réellement pluralistes et transparentes doivent encore être organisées pour le confirmer.

Au Soudan, le rapport du mouvement protestataire avec les courants islamistes est teinté d'une sourde hostilité. Dans un article du Monde diplomatique de juin 2019, Gilbert Achcar, professeur à l'École des études orientales et africaines de l'Université de Londres, l'expliquait ainsi : « Au Soudan, la double opposition populaire aux deux pôles réactionnaires [l’armée et les islamistes] est d’autant plus radicale qu’ils ont gouverné en commun depuis [1989]. Chef d’une dictature militaire alliée aux Frères musulmans (certes avec des hauts et des bas), [Omar el-Bechir] était en quelque sorte une combinaison de M. Morsi et de M. al-Sissi. » Et le chercheur franco-libanais d'ajouter : « Un des aspects forts du soulèvement soudanais – d’une radicalité politique supérieure à celle de tous les soulèvements qu’a connus l’espace arabophone depuis 2011 – est son opposition déclarée à la fois au pouvoir des militaires et à celui de leurs compères islamistes, et la proclamation sans ambages de son aspiration à un gouvernement civil et laïque, démocratique et même féministe. »

Le nouveau gouvernement paraît dans un état d'esprit similaire, en dépit de la présence de militaires liés à des pays du Golfe au sein du Conseil souverain. L'exécutif semble avoir engagé un rapport de force avec les courants islamistes, qui avaient infiltré tous les pans de la société sous le règne d'Omar el-Bechir. Le 3 octobre 2019, Abdallah Hamdok, soucieux de faire le ménage dans les secteurs publics, démettait de leur fonction 35 directeurs et présidents de conseils administratifs dans les universités. La plupart étaient membres ou proches de la confrérie des Frères musulmans, politiquement associée, au Soudan, au Congrès national, l'ancien parti d'el-Bechir. Symbole fort, une femme était alors désignée pour diriger l'Université de Khartoum. L'enseignement supérieur, jusque-là largement islamisé, est donc le premier terrain de bataille d'un reflux annoncé des fondamentalistes dans la société soudanaise.

Deuxième champ de bataille : les libertés individuelles et collectives, et le poids des lois religieuses et coutumières dans le droit commun. Le 28 novembre 2019, le gouvernement soudanais abrogeait une loi sur « l'ordre moral et public » qui, selon une interprétation rigoriste de la loi islamique, permettait de condamner à des châtiments, y compris corporels (coups de fouet, lapidations, etc.), les personnes ayant commis des actes jugés indécents. Visant spécifiquement les femmes, cette loi, votée à l'arrivée d'el-Bechir à la tête de l'État, octroyait aux tout-puissants services de police le pouvoir d'arrêter les gens pour une longue liste d'infractions (danser, porter des pantalons, commercer dans la rue, être avec des hommes hors de la famille...). Si d'autres lois sur la moralité, régissant notamment la sexualité, la façon de s'habiller ou de se conduire dans le privé, restent néanmoins en vigueur, l'abrogation de celle-ci représente une grande victoire pour les Soudanaises, présentée par le chef du gouvernement comme « l'avènement d'une nouvelle ère ». Autre avancée majeure, le 22 avril 2020, les autorités de transition amendaient l'article 141 du Code pénal, criminalisant donc officiellement l'excision. Une avancée définitivement validée par le Conseil souverain le 11 juillet dernier, en même temps que trois autres de taille : l'interdiction des flagellations publiques, la disparition de la peine de la lapidation pour les apostats qui quittent la loi islamique, ainsi que l'abolition de la peine de mort pour les relations homosexuelles  ces dernières demeurent toutefois interdites, désormais punies de sept ans de prison. Pour autant, et les tenants de l'ancien régime entendent bien s'engager sur ce registre de la « défense des traditions », le Soudan reste un pays largement conservateur, où des pratiques comme les mariages précoces et les mutilations génitales féminines sont encore très répandues selon l'UNICEF, neuf Soudanaises sur dix seraient excisées.

Dans un tel contexte, on comprend bien que la lutte pour les libertés et pour l'application des nouvelles lois progressistes sera longue, parsemée d'embûches, et qu'elle trouvera face à elle une panoplie de forces réactionnaires déterminées à maintenir la place de la Charia comme pilier du droit soudanais. En mars 2020, des militantes soudanaises s'étaient d'ailleurs dites déçues par le peu d'empressement qu'elles constataient chez les nouvelles autorités pour améliorer leurs droits et avaient réclamé l'amendement de plusieurs lois jugées discriminatoires à l'égard des femmes. Elles avaient notamment cité la faible représentation des femmes au sein de l'exécutif, l'absence d'une loi criminalisant le harcèlement sexuel et la loi sur le statut personnel de 1991, inspirée de la Charia qui permet entre autres de donner en mariage des filles de 10 ans et ne prévoit pas le consentement de la femme dans les contrats de mariage. Compte tenu de la place des femmes dans la contestation de 2019, représentées en particulier par les Groupes féministes civils et politiques (Mansam, selon l'acronyme arabe), mais aussi par l'Initiative Non à l'oppression, fondée en 2009 et membre elle aussi de l'ALC les deux organisations, Mansam et l'Initiative, sont notamment à l'origine du fameux quota de 40% de femmes prévu dans le futur Conseil législatif , compte tenu de cela, donc, il apparaît clair que la question des droits des femmes a été centrale dans le mouvement, et qu'elle le restera, malgré les écueils.

Autre symbole très fort de tolérance, le nouveau ministre soudanais des Affaires religieuses, Nasr-Eddin Mofarah, appelait, dès le 6 septembre 2019, les juifs soudanais condamnés à l'exil (après l'indépendance, et surtout après la Guerre des Six jours de 1967), à revenir au pays ; si la diaspora est sans doute trop âgée (et encore trop méfiante à l'égard des autorités soudanaises) pour envisager un retour, le message destiné à cette communauté, qui a compté jusqu'à mille individus dans les années 1950, n'en dit pas moins beaucoup sur l'état d'esprit du nouveau pouvoir. En outre, le 3 février 2020, le général Abdel Fattah al-Burhan, en sa qualité de président du Conseil souverain, rencontrait le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, en Ouganda, afin d'entamer un dialogue pour la « normalisation des relations » entre les deux pays une initiative dont le gouvernement soudanais a toutefois dénoncé le caractère « unilatérale », jugeant qu'al-Burhan avait « dépassé [son] mandat ». Finalement, sous pression nord-américaine, la normalisation des relations diplomatiques avec Israël devrait être une question de jours, alors que ce 19 octobre, Khartoum a accepté de verser 335 millions de dollars aux familles des victimes des attentats perpétrés par Al-Qaïda en 1998 contre les ambassades des États-unis au Kenya et en Tanzanie (plus de 200 morts). Si la reconnaissance de l'État hébreu est loin de faire consensus au Soudan, elle ne survient pas par hasard. Ce même 19 octobre, Donald Trump affirmait en effet (sans préciser de calendrier) qu'il allait « retirer le Soudan de la liste des États soutenant le terrorisme ». Autre objectif du gouvernement soudanais : obtenir des États-Unis un rééchelonnement de la dette extérieure, équivalente à 160% du PIB.

À la question de la place conférée aux traditions et à la loi religieuse, s'ajoute un autre chantier de taille. Le gouvernement doit jeter les bases d'une réelle démocratie politique et sociale, dans un pays qui, sous le règne d'Omar el-Bechir, a rendu inenvisageable le principe d'alternance au pouvoir, et a réduit au silence les corps intermédiaires, interdisant notamment toute représentation syndicale indépendante – c'est d'ailleurs pour défendre des droits professionnels que l'Association des professionnels soudanais avait été fondée, en octobre 2016. Le Soudan, avec son histoire industrielle largement liée à l'extraction pétrolière et à la force de son Parti communiste, l'un des plus puissants du monde arabe jusque dans les années 70, doit encore engager le vaste chantier des droits individuels et collectifs et de la sécurité des travailleurs, dans tous les sens du terme. En outre, le défi de la révolution soudanaise consiste aussi à penser l'après-transition. En effet, si le respect du processus en cours pour mettre en place une nouvelle Constitution est un enjeu crucial, il n'en demeure pas moins qu'une réelle démocratisation ne peut réussir sur la seule base de nouvelles institutions. La démocratie tient aussi aux pratiques politiques, au développement d'une culture démocratique. Or, pour que celle-ci soit possible, il faut penser la structuration d'une vraie alternative, d'une véritable offre partisane, afin de donner aux citoyens la possibilité de choisir leurs représentants sur la base de programmes et d'idées.

Compte tenu de l'état de l'opposition soudanaise, l'enjeu n'est pas mince. La plupart des grandes formations politiques comme le Parti communiste, le Congrès populaire, anciennement dirigé par Hassan al-Tourabi (décédé en 2016), ou encore le parti Oumma de Sadeq al-Mahdi (Premier ministre en 1966-1967 puis en 1986-1989) – sont soit décrédibilisées, soit très affaiblies, et leurs dirigeants vieillissants. Le 26 avril dernier, une coalition de partis politiques et de mouvements armés baptisée « L'appel du Soudan », fondée en exil en Éthiopie en 2014, s'est réunie pour la première fois à Khartoum, en présence de figures connues, comme le chef rebelle Minni Minawi, ou encore Sadeq al-Mahdi, ainsi que la direction du Front révolutionnaire soudanais. Une manière pour ces protagonistes de s'affirmer dans le jeu politique, face à un gouvernement contraint au compromis avec les militaires – des protagonistes qui, depuis plusieurs mois, ont pris publiquement leurs distances avec l'Alliance pour la Liberté et le Changement, dont ils sont pourtant membres. Si la protestation de 2018-2019, l'APS en tête, n'est pas en capacité de faire émerger un personnel politique crédible et une offre programmatique consistante, le risque est grand de voir la révolution remise en cause, soit par les urnes par des forces conservatrices (islamistes ou militaires), soit par un retour musclé de l'armée au pouvoir. Les exemples nord-africains, Égypte en tête, sont là pour servir d'avertissement.

Enfin, les tenants de la Révolution doivent tenir compte de leurs propres faiblesses, notamment le caractère somme toute très urbain (même en province) du mouvement, le fait qu'il regroupe surtout des awlad al-beled, les araphones des provinces centrales (même s'il a toujours manifesté sa volonté d'inclure toutes les luttes), et ses potentielles divisions, au-delà de la seule APS. L'élaboration d'une offre politique crédible ne peut faire l'impasse d'une réflexion profonde autour des questions liées à la gestion de la terre, de l'eau et des richesses naturelles. Les enjeux climatiques et environnementaux créent des tensions autour de l'accès aux ressources, ce qui favorise les affrontements et les violences. Dans un pays où les populations rurales sont constamment soumises aux aléas climatiques et sécuritaires, ne pas traiter ces questions signerait donc probablement l'échec de la révolution.

Dans les rues de Khartoum. (Crédit photo © Mariam Diakité, 2013)

Dans les rues de Khartoum. (Crédit photo © Mariam Diakité, 2013)

Carte du Nil. En jaune, le barrage de la Renaissance éthiopienne.

Des questions économiques aux enjeux de souveraineté : des problématiques qui s'entrecroisent

Dans ce vaste pays de 41 millions d'habitants, le redressement de l'économie est une priorité absolue. La corruption est très présente au Soudan, à tel point qu'il se situe au 173ème rang dans le classement de Transparency International sur le sujet. L'appareil productif est sous-exploité, y compris dans l'élevage et l'agriculture, soumis de surcroît aux aléas climatiques du Sahara et du Sahel. L'endettement de l'État et sa dépendance vis-à-vis du Fonds monétaire international demeurent irrésolus, et induisent de profondes réformes de l'administration, qui ne doivent toutefois pas faire oublier les besoins criants en termes d'investissements publics pour venir en aide à la population. Il faut dire que le gouvernement soudanais n'a pas vraiment remis en cause les paradigmes néolibéraux qui prévalaient sous el-Bechir (et ont favorisé le contexte ayant entraîné sa chute). Par exemple, le ministre de l'Économie, Ibrahim Elbadawi, ancien économiste à la Banque mondiale, annonçait en décembre 2019 la levée progressive des subventions aux prix des carburants, et ne s'est finalement rétracté qu'après avoir dû affronté la protestation de l'Alliance pour la Liberté et le Changement. Les problèmes perdurent toutefois. La forte inflation (70%) s'ajoute à la dépréciation continue des taux de change et aux pénuries généralisées. Symbole terrible (qui fait écho au déclenchement de la révolution), le 8 avril 2020, le gouvernorat de Khartoum a annoncé une hausse du prix du pain, pour répondre à la colère des boulangers, qui sont confrontés à l'augmentation des coûts de fabrication.

Dans un futur proche, le chef du gouvernement entend organiser une conférence des « Amis du Soudan », afin de stimuler les dons et les investissements étrangers. En attendant, la crise économique, à l'origine de la Révolution de 2018-2019, s'est accentuée avec les mois. Elle a même été accru au cours de l'année 2020, d'abord du fait de la crise liée à la pandémie mondiale de COVID-19 bien que le Soudan lui-même ait compté très peu de cas de contaminés , ensuite à cause des pluies torrentielles et des inondations qui se sont abattues sur le pays, en août et septembre 2020. On ne compta alors pas moins d'une centaine de morts et plusieurs dizaines de milliers de déplacés, et les grands centres urbains du pays furent particulièrement touchés, laissant apparaître des spectacles de désolation, notamment après le débordement du Nil, qui atteint plus de 17,5 mètres  du jamais vu depuis plus d'un siècle.

Le chômage touche toujours environ un actif sur cinq, dont un tiers des jeunes, surtout les jeunes femmes (près de 60% des femmes de 15-24 ans). Près de 50% de la population vit sous le seuil de pauvreté. Même en fonctionnant à plein régime, la raffinerie de Khartoum ne parvient à répondre qu'à 70% des besoins du pays en essence, à 45% en diesel, et à 65% en gaz domestique. Et la mécanisation de l'agriculture, avec à la clef l'augmentation de la production de blé, est mise à mal par les carences en carburant. Dans les grandes villes, il faut parfois des heures d'attente pour faire le plein dans les stations-service encombrées, pour acheter du pain, ou encore pour se fournir en bonbonnes de gaz. Les coupures d'électricité sont fréquentes. Et les perspectives restent sombres, puisque, après une récession de 2,3% en 2018, puis de 2,5% en 2019, l'économie soudanaise devrait encore se contracter à hauteur de 1,2% en 2020. Un certain mécontentement populaire s'est exprimé sur les questions économiques et sociales, à l'occasion d'une manifestation tenue le 20 février dernier, organisée pour protester contre la mise à la retraite d'officiers de l'armée qui ont soutenu le mouvement de contestation (le plus célèbre étant le lieutenant Muhammad Siddiq Ibrahim) le commandement militaire a finalement reculé en les maintenant dans les rangs.

Le démantèlement de l'« État profond », c'est-à-dire la structure administrative et militaire établie par l'armée et les islamistes sous el-Bechir pendant trois décennies, reste un vaste chantier. Et la condamnation d'Omar el-Bechir, le 14 décembre dernier, à deux ans en centre correctionnel pour corruption, n'est que la partie émergée de l'iceberg. Le parquet général a profité de l'occasion pour annoncer d'autres enquêtes contre l'ancien président, « à propos de meurtres et de crimes contre l'humanité » dans plusieurs régions du pays et relatives au putsch de 1989. Mais parallèlement, de nombreuses figures majeures de l'ancien régime demeurent en place, et les évènements en cours dans la province orientale du Kassala sont à cet égard symptomatiques. Le 22 juillet 2020, le Premier ministre a nommé dix-huit nouveaux chefs de province par intérim (en attendant de nouvelles nominations, rendues possibles par l'accord signé à Juba le 3 octobre), mais le choix, pour le Kassala, de Saleh Ammar, ancien journaliste et proche de la révolution, a provoqué des manifestations violentes, durement réprimées par la police ; le chef d'une tribu local à la tête de la contestation, ayant craint d'être mis en cause pour des actes commis sous l'ancien régime, a largement utilisé, pour discréditer le nouveau président de province (issu des Beni Amer, une ethnie originaire de l'Érythrée), des arguments racistes, amplement relayés par les militaires à la tête du Conseil souverain. Le 13 octobre, Abdallah Hamdok était finalement contraint de révoquer Saleh Ammar, signe des résistances et des écueils importants qui se présentent sur le long chemin de la transition.

La mise en place d'un corps législatif, constitué (selon la Déclaration constitutionnelle du 17 août 2020) de 300 membres, dont 201 seraient issus de l'Alliance pour la Liberté et le Changement, devrait permettre à terme de court-circuiter en partie l'ancien Parlement soudanais, où dominait le Congrès national, parti d'Omar el-Bechir, officiellement dissout le 28 novembre 2019. Toutefois, le retard pris par les négociations entre Khartoum et les différents groupes rebelles, notamment darfouris, a eu des conséquences sur la formation de cette assemblée législative (qui sera chargée de rédiger une nouvelle Constitution), ainsi que sur la nomination de gouverneurs civils, deux étapes cruciales du processus de transition.

Derrière l'« État profond » soudanais, on trouve des intérêts étrangers puissants : l'Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et l'Égypte, qui voient d'un mauvais œil l'émergence d'un régime démocratique dans la région, de surcroît qui se caractériserait par un recul du fondamentalisme religieux. C'est d'ailleurs en ayant reçu le feu vert de l'Arabie Saoudite et de ses alliés régionaux que le Conseil militaire avait lancé la répression du 3 juin 2019 contre le campement des manifestants – Abdel Fattah al-Burhan s'était justement rendu en visite officielle dans ces trois pays (Égypte, Arabie Saoudite et Émirats) le mois précédent, et le général Hemetti, lui, avait rencontré le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, le 23 mai. Il faut dire que le régime d'Omar el-Bechir, d'essence islamiste, était très lié Riyad et à Abu Dhabi. Au cours de son procès, le président déchu aurait reconnu pendant les interrogatoires préliminaires avoir reçu 90 millions de dollars en espèces de la part des autorités saoudiennes, dont « une somme de 25 millions de dollars envoyée par le prince héritier [saoudien] ». Et en septembre 2014, la fermeture de centres culturels iraniens à Khartoum (officiellement pour prosélytisme chiite), décidée par les autorités soudanaises, obéissait à des pressions du Golfe, dans un contexte de fortes tensions entre Riyad et Téhéran, et ce alors que le régime soudanais et la République islamique d'Iran ont par le passé toujours entretenu de bonnes relations. Quelques jours à peine après la chute du dictateur, mi-avril 2019, l'Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis, dans le souci de défendre leurs intérêts dans le pays, annonçaient un plan de sauvetage de trois milliards de dollars, dont une partie pour alimenter directement la Banque centrale soudanaise, le reste sous forme de médicaments, de blé ou d'essence.

On comprend donc bien que le retour en grâce du Soudan sur la scène internationale est un enjeu crucial, et pour son redressement économique, et pour son indépendance politique. Certes, le Soudan, membre de la Ligue arabe depuis 1956, entretenait déjà des liens puissants avec ses voisins, non seulement les États du Golfe, mais également l'Égypte et la Libye, avec lesquels, encore en 2013, el-Bechir avait signé plusieurs accords de coopération dans divers secteurs comme les mines, les hydrocarbures, ou encore la sécurité alimentaire. Mais le changement de régime pourrait se traduire, à terme, par des évolutions de posture sur des dossiers sensibles, comme la répartition des eaux du Nil, l'implication de soldats au Yémen, la relation avec des pays comme la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, ou encore l'Égypte d'Abdel Fattah al-Sissi – ce dernier demeure un soutien déterminant pour les militaires soudanais. Cette année, Khartoum a proposé de jouer un rôle de médiateur dans le différend qui, avec Le Caire, l'oppose à l'Éthiopie sur le dossier du barrage de la Renaissance – une infrastructure en construction depuis 2013 (et qui devrait être opérationnelle en 2022), qui pourrait réduire, pour les pays en aval, les débits d'eau et les apports de limon. Entretemps, le 12 mai, le chef du gouvernement soudanais annonçait rejeter l'accord proposé par l'Éthiopie concernant le remplissage du réservoir d'un méga-barrage controversé qu'Addis-Abeba construit sur le Nil, en raison de « problèmes techniques et juridiques » ; les négociations tripartites devraient reprendre dans les semaines à venir.

Sur la relation avec Riyad et Abu Dhabi, pas de grand changement en perspective. Face au désintérêt que l'administration Trump a semblé manifester, jusque très récemment, à l'égard de la situation au Soudan, Khartoum reste trop dépendant des deniers du Golfe pour faire une brusque volte-face. La conséquence en est également intérieure : l'« État profond » soudanais garde la main grâce à ses puissants protecteurs. Les opposants ont certes gagné des batailles décisives, et le 11 avril 2019 avec la chute d'el-Bechir, et le 5 juillet suivant en faisant plier la junte militaire ; toutefois, face aux recompositions géopolitiques à l'œuvre dans le monde arabe, il reste tout à fait plausible qu'une telle victoire puisse se terminer en une série de déceptions les citoyens qui ont manifesté dans bien d'autres pays de la région depuis 2011 peuvent en témoigner. Si le Soudan est sorti de la dictature, il n'a pas encore trouvé le chemin de la démocratie (même s'il a l'air en bonne voie), encore moins celui de la stabilité.

À Khartoum, vue sur le Nil. (Crédit photo © Mariam Diakité, 2013)

À Khartoum, vue sur le Nil. (Crédit photo © Mariam Diakité, 2013)

Le mouvement révolutionnaire soudanais a trouvé l'une de ses sources dans la mémoire historique populaire, marquée par une quête persistante de liberté. Depuis son indépendance en 1956, le pays a connu des périodes de dictature militaire longue, à chaque fois interrompues par des révoltes populaires pacifiques instaurant des régimes démocratiques éphémères. En 1964, la « révolution d'octobre » abattait le régime d'Ibrahim Abboud, instauré en 1958 avec le soutien du Royaume-Uni, le remplaçant par un gouvernement démocratique qui dura à peine cinq ans. En 1985, la « révolution d'avril » mettait fin à la dictature d'al-Nimeiry, appuyée cette fois-ci par les États-Unis, l'Égypte d'el-Saddate puis de Moubarak, et la Libye de Mouammar Kadhafi. Le gouvernement civil était finalement renversé par Omar el-Bechir en 1989.

Ces différents mouvements de masse, en 1964, en 1985 et à nouveau en 2019, ont pu voir le jour par la conjonction de nombreuses forces, parmi lesquelles les travailleurs des chemins de fer, les agriculteurs de la Jazirah (la province du Soudan centre-oriental), l'Union des femmes soudanaises (cofondée en 1952 par la militante féministe et socialiste Fatima Ahmed Ibrahim), le Parti communiste, et une intelligentsia nationale éclairée, incarnée en 2019 par l'Association des professionnels soudanais. Compte tenu du sort qui a été celui des deux premières séquences démocratiques, 1964-1969 et 1985-1989, on comprend que les protestataires qui ont conduit le mouvement de 2018-2019 soient particulièrement vigilants quant au devenir de la transition, dans laquelle les militaires préservent une grande influence. « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. » Souhaitons aux Soudanaises et aux Soudanais, dans ce contexte économique et social particulièrement difficile, du courage pour la suite, afin que, conformément à ces mots de Frantz Fanon, écrits en 1961 dans Les Damnés de la Terre, ils « remplissent leur mission » et ne se fassent pas, une nouvelle fois, confisquer leur révolution.

Dans les environs de Port-Soudan, sur la côte de la mer Rouge. (Crédit photo © Mariam Diakité, 2013)

Dans les environs de Port-Soudan, sur la côte de la mer Rouge. (Crédit photo © Mariam Diakité, 2013)

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