Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Par Jorge Brites.

Ce 2 décembre marque l’anniversaire de nombreux évènements marquants de l’histoire de France, le plus souvent rattachés à la famille Bonaparte et aux empires napoléoniens. Le 2 décembre 1804 marque le sacre de Napoléon Ier comme empereur des Français par le pape Pie VII, à Notre-Dame de Paris. Le 2 décembre 1805 a lieu la bataille d’Austerlitz, surnommée la « bataille des Trois Empereurs », et qui engageait les troupes françaises conduites par Napoléon Ier contre les forces austro-russes de l’empereur du Saint Empire François Ier d’Autriche et de l’empereur russe Alexandre Ier. Quelques décennies plus tard, Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, choisit également le 2 décembre, symboliquement, pour provoquer le coup d’État qui met fin à la IIème République (1848-1851) et lui permet de se faire sacrer empereur un an après, le 2 décembre 1852.

Napoléon III reste une figure contestée de l’histoire de France, iHson coup d’État ayant mis fin à une expérience républicaine et ayant instaurer un régime autoritaire, de type impérial. Il manipula la mémoire exaltée du Premier empire (1804-1815) pour asseoir sa légitimité et son pouvoir – Victor Hugo, exilé sur l’île de Guernesey, lui trouva le surnom de « Napoléon le Petit » dans un pamphlet devenu célèbre, en opposition à son oncle, le « grand » Napoléon. En ce 2 décembre, qui marque les 170 ans du coup d’État tant décrié, nous avons choisi de revenir sur la période qui précéda cette rupture politique et sur le personnage de Napoléon III avant son couronnement, pour mieux comprendre le processus qui conduisit à la restauration de l'empire.

Parmi l’ensemble des œuvres ayant tenté une analyse de la séquence 1848-1852 ayant abouti au coup d’État puis à la proclamation du Second Empire, seules trois ont, au XIXème siècle, pris une réelle importance. Dans Napoléon le Petit, Victor Hugo, selon les mots de Karl Marx écrits à Londres le 23 juin 1869, « se borne à des diatribes amères et spirituelles contre [Louis-Napoléon] ». L’analyse de la crise politique qui a conduit au putsch du 2 décembre est absente, comme si tout n’avait pas conduit à la dictature de Bonaparte. « Il ne s’aperçoit pas, poursuit Marx, qu’il grandit le personnage au lieu de le rapetisser, en lui attribuant une force d’initiative personnelle sans précédent dans l’histoire universelle. » Dans Le coup d’État, Proudhon, au contraire, montre que le 2 décembre 1851 n’est que l’aboutissement d’une évolution historique antérieure. Mais, remarque Marx dans le même texte de 1869, « la construction historique du coup d’État devient, chez lui, l’apologie historique du héros de ce même coup d’État », alors qu’au contraire, on peut dire que c’est la profondeur de « la lutte des classes [qui] a fait naître en France des circonstances et des situations telles qu’un personnage médiocre et grotesque put faire figure de héros. » Les écrits de Karl Marx sont, à l’époque, certainement parmi les plus poussés pour analyser la séquence de 1848-1852. En 1850, depuis son exil londonien, il rédige déjà une série d’articles qui seront republiés en 1895, Les luttes de classes en France. C’est pourquoi nous ponctuerons cet article d’extraits de ce recueil de Marx.

Tout d’abord, resituons un peu l’individu : troisième fils de Louis Bonaparte (frère de Napoléon Ier) et d’Hortense de Beauharnais (fille née du premier mariage de l’impératrice Joséphine), Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, appelé plus communément Louis-Napoléon, est né le 20 avril 1808 à Paris, alors que son père est roi de Hollande. En France, c'est le Premier empire, régime qui accumule alors les victoires militaires et politiques en Europe, contre les forces coalisées de pays appréciant mal l’expérience révolutionnaire qui s’y est déroulée à partir de 1789, et parmi lesquelles on trouve l’Angleterre, la Russie, la Prusse ou encore l’Autriche des Habsbourg.

Suite à la défaite et à la chute du Premier empire en 1815, et à une loi du 1er janvier 1816 bannissant tous les Bonaparte du territoire français, Louis-Napoléon est envoyé en Suisse où il est élevé par sa mère. Son éducation est confiée à un précepteur, Philippe Lebas, fils d’un conventionnel robespierriste régicide. Dès son plus jeune âge, le futur Napoléon III évolue donc dans un environnement hostile à la monarchie et à la Réaction. Il fait des études au collège militaire d’Augsbourg puis devient officier de l’armée suisse (capitaine d’artillerie) en 1834, deux ans après les morts successives de son frère aîné et du seul fils légitime de Napoléon Ier et de Marie-Louise, le duc de Reichstadt, des drames qui font de lui l’héritier de la dynastie Bonaparte.

Louis-Napoléon Bonaparte, vers 1836.

L’héritier du bonapartisme et l’opposant à la Monarchie de Juillet (1830-1848)

Dès le début des années 1830, Louis-Napoléon Bonaparte reprend les idées du Mémorial de Sainte-Hélène (publié par Las Cases en 1823). Pour lui, son oncle est le continuateur de la Révolution, celui qui a répandu le principe des nationalités. Il n’a fait la guerre que contre son gré, parce qu’elle lui a été imposée. Et s’il a pu commettre des fautes, sa famille reste digne de la confiance des Français.

Il développe sa propre vision dans Idées napoléoniennes (1839), mélange de romantisme, de libéralisme autoritaire et de conscience sociale. Il s’oppose avec force à la monarchie et exprime de la sympathie pour tout mouvement révolutionnaire en Europe. Il affirme que « l’esprit napoléonien peut seul concilier la liberté populaire avec l’ordre et l’autorité » et que « la gangrène du paupérisme périrait avec l’accès de la classe ouvrière à la prospérité ». Il espère ainsi rallier à lui à la fois les couches populaires grâce à un discours populiste et plébiscitaire, et les notables en s’affirmant comme le garant de « l’ordre et de l’autorité ».

Ses actions avant 1848 sont moins connues du grand public mais méritent d’être évoquées. En 1830, il prend part à une conspiration contre le Pape aux côtés des membres de la Charbonnerie (un mouvement secret ancien, qui contribuera notamment à l’unification italienne), se mettant ainsi au service des principes libéraux-nationaux dont il se réclame. Expulsé de Rome, il participe l’année suivante à l’insurrection en Romagne, en Italie, avec son frère. Échappant à la répression autrichienne, il se réfugie à Londres où il se mêle à un complot militaire (étouffé dans l’œuf) contre la Monarchie de Juillet. Il revient alors en Suisse.

Le 30 octobre 1836, à Strasbourg, il tente de rallier à sa cause les garnisons, faisant référence aux batailles d’Austerlitz (1805) et de Wagram (1809) remportées jadis par les troupes de Napoléon Ier. Il espère entamer une marche vers Paris pour renverser le roi Louis-Philippe. Mais privés de réels soutiens politiques, peu d’officiers se joignent au coup de force, qui est un échec complet. Cette tentative lui permet toutefois de se faire mieux connaître au sein des milieux bonapartistes. Arrêté et gracié sans jugement par Louis-Philippe, il est exilé aux États-Unis. De retour en Suisse en 1837, il est contraint de rejoindre Londres, les autorités françaises menaçant d’envoyer des troupes s’il n’est pas expulsé.

Le 6 août 1840, nouvelle tentative, et nouvel échec. Il débarque près de Boulogne-sur-Mer avec 50 compagnons, mais le gouvernement ayant été averti de son projet, le fait arrêter sur la plage. Le 6 octobre, il est condamné par la Cour des pairs (la chambre haute du Parlement, depuis la Restauration) à l’emprisonnement à perpétuité. Enfermé au fort de Ham (dans la Somme), il y médite beaucoup, au point qu’il aura d’ailleurs coutume de dire plus tard qu’il a « fait ses études à Ham ». Il écrit L’extinction du paupérisme où il développe sa vision économique et sociale et son désir de représenter « la souveraineté du peuple » en défendant le « droit au suffrage ». Il s’inscrit alors comme l’opposant à la Monarchie de Juillet, à son système censitaire et à l’accroissement de la pauvreté. Son évasion en 1846, au cours de laquelle il revêt les vêtements d’un maçon nommé Badinguet, joue un grand rôle dans la construction de la légende. Il gagne Londres et se lie avec Miss Howard qui lui apporte un soutien financier très conséquent.

Où en sont les rapports de force politiques et économiques en France, au crépuscule de la Monarchie de Juillet ? Karl Marx, dans son recueil de texte La lutte de classes en France, dépeint un pays dominé, depuis les journées de juillet 1830, par une aristocratie financière, conjonction d’une fraction de la bourgeoisie liée à la finance et d’une partie de la féodalité foncière. Siège dans l’opposition parlementaire, sous la Monarchie de Juillet, la bourgeoisie industrielle, et sont totalement exclus des sphères de pouvoir les représentants de la petite bourgeoisie, de la classe paysanne et du prolétariat ouvrier naissant. « La Monarchie de Juillet n’était qu’une compagnie par actions fondée pour l’exploitation de la richesse nationale de la France, écrit-il. Les ministres, les Chambres, deux cent quarante mille électeurs et ceux qui les approchaient s’en partageaient les dividendes. Louis-Philippe était le directeur de cette compagnie. Robert Macaire était sur le trône. Le commerce, l’industrie, l’agriculture, la navigation, les intérêts de la bourgeoisie industrielle étaient condamnés à être constamment exposés, menacés par ce système. Cette bourgeoisie avait inscrit sur ses drapeaux : "Gouvernement à bon marché". L’aristocratie financière dictait les lois, présidait à l’administration de l’État, disposait d’une grande partie des pouvoirs organisés, régnait sur l’opinion publique grâce aux évènements et à la presse. » C’est dans ce contexte que survient la révolution de février 1848.

Louis-Napoléon à l'« l’Université de Ham », par Philippoteaux (1853).

De la République au coup d’État

La jeune république souhaite d’emblée rassurer : elle sera pacifique, et ne fera pas table rase du passé, encore moins dans la violence. Bref, on ne rejouera pas la Terreur. « Vivre et laisser vivre, telle était sa devise. » Marx insiste sur la volonté, dès la naissance de la Seconde République, des classes bourgeoises de vouloir confisquer la révolution au mouvement ouvrier parisien, et notamment par une stratégie simple : opposer la France paysanne et le Paris ouvrier. « Grâce au suffrage universel, écrit-il, les propriétaires nominaux qui forment la majorité des Français, les paysans, devinrent les arbitres du sort de la France. » Face aux difficultés financières, le Gouvernement provisoire établit un impôt additionnel, non sur les puissances d’argent ou sur la haute bourgeoisie, mais sur le paysan : « 45 centimes par franc sur les quatre impôts directs ». En constatant que les paysans paient ainsi les frais de la révolution de Février, Marx confirme que « la contre-révolution trouva chez eux son principe contingent » : dès lors, « le paysan vit dans la République l’impôt des 45 centimes et le prolétariat parisien était le dissipateur qui se donnait du bon temps à ses frais. » Finalement, l’Assemblée nationale issue des premières élections directes et générales, réunie pour la première fois le 4 mai 1848, conforte le caractère bourgeois de la nouvelle république, revenant sur tous les acquis sociaux proclamés à l’issue de la révolution de février sous la pression des socialistes et du prolétariat parisien. Une régression consacrée par la répression de juin 48 : « La naissance de la république bourgeoise date non de la victoire de Février, mais de la défaite de Juin. »

Surpris par la Révolution de février 1848, Louis-Napoléon regagne la France, où il tente de trouver sa place au sein de la Constituante. Élu représentant en juin, il renonce prudemment à son premier mandat, mais occupe son siège quand il est réélu en septembre, tout en préparant sa candidature à l’élection présidentielle de décembre. Il parvient ainsi à rallier le parti de l’Ordre, un regroupement pas vraiment structuré, composé de personnalités conservatrices partisanes de la sécurité et des bonnes mœurs, parmi lesquelles Adolphe Thiers, leader de cette coalition, qui dit de Louis-Napoléon : « c’est un crétin qu’on mènera ».

Louis-Napoléon s’aliène le parti catholique libéral et promet des réformes populistes : réduction des impôts, lutte contre le chômage, mise en place d’institutions sociales. Le 10 décembre, au grand dam des républicains et des monarchistes, il est élu Président de la IIème République par 74% des voix, au suffrage dit universel direct (uniquement masculin), conformément à la Constitution du 4 novembre 1848. Entretemps, nous l’avons évoqué, la répression de la révolte des ouvriers de Paris, du 22 au 26 juin 1848, qui protestaient contre la fermeture des Ateliers nationaux (organisation créée en mars et destinée à fournir du travail aux chômeurs parisiens), a d'ores et déjà représenté un tournant dans l'histoire (courte) de la IIème République, en confortant le passage d'une république sociale à une république conservatrice.

Chose frappante à noter dans le mouvement de réaction qu’incarna le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, c’est qu’il fut précédé d’un tournant annonciateur puissant, déjà en 1848-1849, et cela, sans même parler de la répression de juin 48. Avec l’élection d’une chambre parlementaire fortement conservatrice, les acquis sociaux de la révolution de février furent remis en cause, comme le rappelle Marx dans Les luttes de classes en France : « Le projet d’impôt sur le capital, sous forme d’impôt hypothécaire, élaboré par le Gouvernement provisoire et repris par Goudchaux, fut rejeté par l’Assemblée constituante. La loi qui limitait à dix heures la journée de travail fut abrogée ; l’emprisonnement pour dettes rétabli ; une grande partie de la population française, celle qui ne sait ni lire ni écrire, fut privée de l’admission au jury. On rétablit le cautionnement des journaux. » Limitant le droit d’association pourtant garanti par l’article 8 de la Constitution, l’Assemblée approuva le projet de loi Faucher prévoyant la suppression des clubs. Le « droit au travail », qui apparaissait dans le premier projet de Constitution, fut supprimé, remplacé par un « droit à l’assistance » pour les plus pauvres.

Sur le plan politique et sécuritaire, également. « [L’Assemblée] enregistra et régularisa le fait de la dictature de Cavaignac [ce même Cavaignac qui devait, ensuite, perdre l’élection présidentielle contre Louis-Napoléon Bonaparte]. Elle changea la royauté héréditaire, irresponsable, stationnaire, en une royauté élective, ambulante et responsable, en une présidence de quatre ans. Elle donna la valeur d’une loi constitutionnelle aux pouvoirs extraordinaires dont l’Assemblée nationale, après la Terreur du 15 mai et du 25 juin, avait soigneusement muni son président dans l’intérêt de sa sécurité. Le reste de la Constitution n’était plus qu’une affaire de terminologie. On enleva aux rouages de l’ancienne monarchie leurs étiquettes royalistes pour y mettre des étiquettes républicaines. »

Jusqu’en 1849, faute d’appui d’un parti élyséen, Bonaparte laisse le parti de l’Ordre gouverner. On parle de « ministère de captivité » duquel il n’obtient que d’être informé des dépêches diplomatiques. Les élections législatives de mai 1849 ne donnent pas l’avantage aux bonapartistes, mais c’est sur le front de la politique extérieure que Louis-Napoléon reprend la main. Il soutient la libéralisation des institutions parmi les royaumes et principautés en Italie et critique la réaction de l’administration pontificale, pourtant soutenue par l’Assemblée française. Le comte de Falloux, l’un de ses soutiens au sein du parti catholique, démissionne tandis que le parti de l’Ordre s’éloigne des prises de position présidentielles. Louis-Napoléon en profite pour installer un « ministère de commis », sans président du Conseil et dans lequel il peut placer ses pions. Dans la foulée, il nomme des préfets acquis à sa personne et à sa politique, même s’il soutient tactiquement les réformes parlementaires antidémocratiques de la majorité réactionnaire, certaines déjà mentionnées : mesures contre la presse, sur l’École (notamment la Loi Falloux autorisant l’enseignement privé religieux), sur les clubs. Il s’émancipe parallèlement de ce gouvernement impopulaire en s’opposant à l’abrogation du suffrage universel (masculin) le 31 mai 1850, qui ampute de trois millions de voix l’électorat, et en multipliant les rencontres avec le peuple provincial, recueillant des pétitions pour soutenir devant l’Assemblée hostile son projet de réforme de la Constitution, qui interdit au président de la République un deuxième mandat consécutif.

La cavalerie de d'Allonville dans les rues de Paris, le 2 décembre 1851 (Gravure du 13 décembre 1851, publiée dans The Illustrated London News).

La cavalerie de d'Allonville dans les rues de Paris, le 2 décembre 1851 (Gravure du 13 décembre 1851, publiée dans The Illustrated London News).

Portrait d'apparat de Napoléon III. Franz Xaver Winterhalter, 1853.

D’un 2 décembre à l’autre : le « crime de 1851 »

À la fin du printemps 1851, les vieilles querelles entre orléanistes et légitimistes sont de plus en plus évidentes, et globalement les députés se déchirent sur la question de la révision constitutionnelle. Entretemps, précise Karl Marx dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte (écrit en exil et publié dès 1852), l’aristocratie financière semble s’être tournée vers Bonaparte qu’elle considère comme le véritable garant de l’ordre, de la stabilité, et donc de la prospérité, au contraire du parti de l’Ordre, orléanistes inclus. Marx ajoutait : « la masse extra-parlementaire de la bourgeoisie […] déclarait nettement qu’elle brûlait du désir d’être débarrassée de son propre pouvoir politique [comprendre : céder le pouvoir à un facteur de stabilité], afin d’être débarrassée des soucis et des dangers du pouvoir. » Au nom de cela, dénonce Marx de façon virulente, la bourgeoisie a opéré de grands renoncements sur les libertés publiques, notamment la liberté de la presse, progressivement muselée par le pouvoir exécutif. « La masse stupide, ignorante et vulgaire » qui avait rendu le coup d’État possible, dit Marx, ce n’étaient pas les ouvriers qui ne sont pas venus, le 2 décembre 1851, au secours d’une République qui les a écrasés, « c’était tout simplement la masse bourgeoise elle-même » qui avait laissé les clefs de la force à la présidence de la République au nom de ses intérêts privés individuels.

En octobre 1851, Bonaparte réaffirme sa volonté de rétablir le suffrage universel, rompt avec ses ministres sur cette question, et nomme en conséquence ses pions aux postes clefs, en préparation, très clairement, du coup d’État. Le 13 novembre 1851, l’Assemblée rejette le rétablissement du suffrage universel. N’obtenant pas la majorité des trois quarts nécessaire à sa réforme constitutionnelle, il se « résout » au crime du 2 décembre.

Un coup d’État est ainsi organisé les 1er et 2 décembre par le comte de Morny, demi-frère de Louis-Napoléon Bonaparte – la date n’étant évidemment pas le fruit du hasard, afin de placer d’emblée ces évènements sous les auspices de la légende napoléonienne. L’armée est déployée dans Paris, l’Assemblée nationale et le Conseil d’État sont dissous, le département de la Seine mis en état de siège, et le suffrage universel (masculin) rétabli. Le projet bonapartiste de révision constitutionnelle est plébiscité les 21 et 22 décembre (dans des conditions qui s’avèrent peu soucieuses de transparence et d’équitabilité) – ce qui n’empêche une opposition tenace des républicains. L’insurrection républicaine pourtant modérée à Paris, les 3 et 4 décembre, a été écrasée dans une disproportion évidente, tandis que les jacqueries en province (dans 27 départements) sont rapidement étouffées. Mais le bilan immédiat est lourd : plus de 400 morts, 27 000 arrestations, 10 000 déportations en Algérie ou en Guyane, et un profond traumatisme. L’anéantissement de l’utopie de la « République des paysans » et le choc de la répression rejettent le bonapartisme à droite. Un coup d’État qui a été qualifié par l’historien français Maurice Agulhon (1926-2014) de « réussite technique et d’échec politique ».

La Constitution promulguée en janvier 1852 assigne comme prévu à Napoléon une présidence décennale ainsi qu’une maîtrise absolue de l’exécutif, tandis que le Parlement perd l’initiative des lois au profit du Conseil d’État. Le Sénat, garant de la Constitution, ne peut amender ses bases essentielles. Mais le maintien du suffrage universel sert de voile à l’empire autoritaire qui se met en place. Il faudra attendre septembre 1870, la défaite de Sedan face à l’armée prussienne et la chute du Second empire, pour que ne resurgisse en France une nouvelle expérience républicaine.

Les petites artisans et commerçants de Paris – bref, ce qui a constitué, encore au XXème siècle, le socle des classes populaires et petites-bourgeoises « de droite » – ont soutenu la réaction sanglante de juin 1848. Quant à l’élection de Louis-Napoléon, si elle doit beaucoup au revirement de la bourgeoisie, qui a « lâché » un parti de l’Ordre devenu symbole de désordre plutôt que de stabilité, elle doit surtout au vote des masses paysannes. Au point que Marx la commente en ces termes : « Le 10 décembre 1848 fut le jour de l’insurrection des paysans. Ce fut le Février des paysans français. » Et encore : « La République s’était fait connaître aux paysans par le précepteur des contributions, les paysans se firent connaître à la République par l’empereur. […] Le 10 décembre était le coup d’État des paysans qui renversaient le gouvernement existant. » Dans un second volet à venir dans un an jour pour jour, nous achèverons de décrypter, grâce à l’aide notamment de l’essai de Marx Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852), plus en profondeur le contexte qui a rendu possible le coup d’État, avant de tenter, dans un article ultérieur, une perspective historique avec la situation de la France d’aujourd’hui : D'un 2 décembre à l'autre (2/2) : quelles leçons tirer du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte et du contexte politique qui l’a rendu possible ?

Tag(s) : #Politique, #Histoire
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :