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Par David Brites.

Bénin : sur les traces du zemidjan !

« Gare de Ouando !

- Ok, combien ?

- 100 francs.

Le conducteur sur sa moto émet un cri strident, comme pour exprimer sa surprise.

- Ça c’est 300 !

- On dit 200 alors ? »

Un petit rictus, accompagné d’un bruit indéfinissable (le fameux « chip »), invite le client à monter à l’arrière de la moto, en dépit d’un hochement de tête qui semble plutôt indiquer un refus.

Le Bénin dans son environnement régional.

Porto-Novo, un petit matin de juillet. Un taxi-moto se perd dans un brouhaha urbain typique des villes du Golfe de Guinée. Il zigzague entre les autres motos pour éviter la chute, mais aussi entre les nids de poule qui se succèdent sur la route, qu’elle soit bitumée, pavée ou encore à l’état terreux. Assis à l’arrière, le client peut, avec l’habitude, relâcher le porte-bagages en métal à l'arrière du véhicule pour laisser reposer les mains sur ses cuisses et regarder avec plaisir les paysages défiler.

S’il fallait choisir une figure emblématique pour représenter le Béninois aujourd’hui, le conducteur de taxi-moto jouerait parfaitement ce rôle. Au bénin, on l’appelle le zemidjan, ce qui signifie littéralement : « emmène-moi vite ! » en langue fon, le premier dialecte parlé dans le pays. Le « zem » s’est imposé depuis plus de trente ans comme le mode de transport privilégié des Béninois et, dans une moindre mesure, des Togolais.

Les taxis-motos ne sont pourtant pas légions partout en Afrique. S'ils connaissent un certain succès au Sud-Soudan (sous le nom de boda boda, souvent conduits par des immigrés ougandais), ils sont concurrencés par le taxi-voiture collectif intra-urbain au Cameroun, et s'avèrent quasi-inexistants en Afrique australe. Le succès des zemidjans au Bénin et au Togo doit beaucoup à la disparition progressive des grandes entreprises structurées de transport collectif dans les années 80 et 90, ainsi qu’au désengagement de l’État après la fin de l’ère communiste au Bénin (1974-1990). Quelques éléments d’explication sur ce véritable phénomène de masse.

Sur la gare de Ouando, Porto-Novo.

Deux facteurs déterminants au succès du zem : l'effondrement du transport public et le trafic d'essence kpayo

L’effacement des compagnies publiques de transport urbain dans les années 1980 s’est fait au profit de petites structures informelles, ayant peu à peu occupé l’espace vacant. C’est l’intégralité de la conception des services publics depuis l'indépendance qui s'en est trouvée bouleversée. L’initiative privée pour l’organisation des transports publics pallie l’absence d’État régulateur et de pouvoirs publics. Ce phénomène explique le boom des activités informelles liées au transport, avec la multiplication des minibus, taxis-brousse et taxis-moto agissant à une échelle individuelle ou collective, pour assurer des trajets intra ou interurbains. Le secteur des transports, particulièrement atomisé, repose en effet sur une multitude de micro-entreprises. Dans les grandes villes notamment, Porto-Novo et Cotonou en tête, environ 70% des propriétaires ne possèdent qu’un seul véhicule. Le secteur est par ailleurs dominé par des minibus de petite capacité. À Cotonou par exemple, selon une estimation, 76% du parc de minibus compte des véhicules de 14 à 22 places, dont une majorité à 18 places.

Au désengagement de l'État dans le secteur des transports se sont ajoutés plusieurs facteurs économiques. L’ouverture du marché des véhicules d’occasion (communément appelée « venus de France ») a entraîné un accroissement de l’âge moyen du parc de transports, tout en facilitant l’acquisition de véhicules par des particuliers. Depuis plus de cinq ans, c’est au tour des motos venues de Chine d’inonder le marché national. Le tout alimenté par un carburant à moindre coût, qui constitue un dossier plus qu’épineux pour les pouvoirs publics. En effet, depuis le début des années 1980, le trafic d’essence frelatée en provenance du Nigeria constitue une véritable plaie aux yeux de l’État béninois, qui n’entend pas accepter un phénomène qui permet pourtant à des milliers de familles de subvenir à leurs besoins. Avec un carburant trois fois moins cher au Nigeria qu’au Bénin, la contrebande et la vente d’essence frelatée représentent des activités lucratives.

Stand d'essence kpayo, Porto-Novo.

L’essence frelatée, ou essence kpayo (« de qualité inférieure » en langue goun, un dialecte béninois), est vendue sur les bords des routes à un prix largement inférieur au prix de l’essence à la pompe (565 francs CFA par litre à la pompe, et environ 400 FCFA pour l’essence illégal). Dans la plupart des « stands » improvisés d'essence kpayo, il est possible d'acheter un litre d'essence, dans ces éternelles bouteilles de verre qui font désormais partie intégrante du paysage routier béninois. L'achat de bidons d'essence de 5, 10, 20 ou même 50 litres est également fréquent, et les véhicules chargés du trafic peuvent transporter jusqu'à 600 litres d'essence. Ce commerce clandestin pose aujourd'hui de nombreux problèmes.

  • Sur le plan sécuritaire tout d’abord. L’essence est acheminée depuis le Nigeria par des motos transportant de 5 à 10 bidons contenant chacun 10 litres d’essence, et est ensuite stockée dans les habitations des revendeurs, ce qui provoque de nombreux incendies domestiques. À Lomé cette année, une famille entière a péri dans un incendie causé par la présence d’essence kpayo dans son logement.
  • En termes environnemental et sanitaire ensuite. L’accès à une essence peu onéreuse entraîne une multiplication des déplacements en motos dans les villes béninoises, facteur d’une importante pollution atmosphérique. La basse qualité de cette essence accentue évidemment la nuisance atmosphérique de chaque moto.
  • Sur le plan social enfin. Beaucoup de Béninois dépendent directement ou indirectement de l’essence frelatée dans leurs activités. Dans un pays au taux de chômage massif, la question de la reconversion des revendeurs est source de fortes tensions. De nombreuses grèves ont éclaté ces dernières années au Bénin pour dénoncer les tentatives des forces de l’ordre d’éradiquer la vente d’essence kpayo ; elles sont généralement accompagnées de barrages urbains organisés par les chauffeurs de taxis et de bus, voire d’émeutes violentes.

Le zemidjan : problème ou solution ?

Alors qu’au Ghana et au Nigeria, les taxis-voiture prennent largement le pas, et que même au Togo, les taxis-brousse parviennent timidement à concurrencer le taxi-moto, au Bénin, le succès des zemidjans semble irréversible. Pourtant, la voiture est un mode de locomotion plus sûr et qui peut s’accompagner d’un compteur certifiant le prix exigé par le conducteur. Mais la moto a l’avantage de permettre des déplacements individuels avec une meilleure « proximité » vis-à-vis du client. Conséquence originale : dans les villes béninoises, les gens ont progressivement perdu l’habitude de marcher.

Aussi pénible soit-il, le travail de zemidjan permet au conducteur de gagner un revenu de subsistance et reste donc un métier attractif. Des Béninois revenus du Cameroun, du Gabon, du Nigéria, ou encore du Ghana dans les années 1970 y ont trouvé une forme de salut professionnel. Il en est de même de nombreux étudiants-chômeurs que la croissance béninoise ne permet absolument pas d'intégrer sur le marché du travail. S'ajoutent à cette variété de profils des anciens ruraux venus de la région de l’Ouémé (arrière-pays) pour tenter leur chance dans la ville la plus proche.

Bénin : sur les traces du zemidjan !

Spécialiste sur la question du zemidjan, Noukpo Agossou concède que ce mode de transport est « à la fois un problème et une solution ». Directement ou indirectement (par la voie du trafic d’essence), l’activité de zemidjan constitue depuis plusieurs années un palliatif au chômage. Mais le système génère aujourd’hui d’importantes externalités négatives : accroissement de la congestion du trafic urbain, de l’insécurité routière, de la pollution atmosphérique, et de la consommation énergétique. En 1990, la consommation de l’essence ordinaire représentait 5% des importations nationales du pétrole à usage énergétique ; en 2004, elle en représente plus de 19%. Stimulé par l’usage massif des taxis-moto, le trafic d’essence kpayo a entraîné une sous-fréquentation des pompes à essence, pourtant déjà très peu nombreuses dans le pays. Les zemidjans, en permettant un déplacement de proximité efficace, représentent désormais un frein aux modes doux (marche à pied, vélo…) ; rappelons d’ailleurs qu’à l’origine du zemidjan, on trouve le taxi-kanna, un taxi-vélo supplanté par le taxi-moto dans les années 80.

Quelle réponse des pouvoirs publics ?

Il y a quelques mois, le président de la République béninoise Thomas Boni Yayi lançait un ultimatum pour le démantèlement définitif des réseaux de contrebande et des stands de vente d’essence kpayo au bord des routes. Ce n’est pas la première fois que le pouvoir prend une telle initiative. Le précédent président, Mathieu Kérékou (1996-2006), ancien maître du pays de 1972 à 1990 « reconverti » à la démocratie, s’y est déjà brûlé les doigts. En 2004, des émeutes avaient touché Cotonou et surtout Porto-Novo, pour protester contre les descentes de police visant à éradiquer les stands d’essence – les violences ayant accompagné ces mouvements de protestation ont d’ailleurs eu pour résultat, à Porto-Novo, de voir tous les feux rouges de la ville saccagés.

Et quand on interroge les Béninois sur l’ultimatum du président Yayi, aucun ne semble y croire. Pour deux raisons très simples : les vendeurs d’essence kpayo (voire les trafiquants) sont des particuliers, parfois des familles entières, qui dépendent de ce moyen de revenu et préfèreront manifester leur colère et contourner les interdits policiers plutôt que de s’y conformer ; ensuite parce que la quasi-totalité des véhicules circulant dans le pays sont totalement dépendants de ce carburant à bas prix, et que leurs conducteurs lutteront donc pour son maintien. Les stations-essence, trop peu nombreuses, ne permettraient pas de se substituer à l'essence kpayo, quand bien même elles baisseraient leurs prix.

Stand de kpayo, à Porto-Novo.

La disparition de l’essence frelatée nécessiterait un fort investissement gouvernemental pour couvrir l’ensemble du territoire en pompes à essence. Le Bénin doit par ailleurs coordonner son action avec les autorités nigérianes dans la lutte contre les trafics. Et en attendant cela, il est évident que l’essence kpayo comme le zemidjan ont de beaux jours devant eux. D’autant plus à Porto-Novo, où l’essence est encore moins chère qu’à Cotonou, et où aucune ligne de bus n’existe pour proposer une offre alternative de transport – à Cotonou, la compagnie Benafrique s’est lancée depuis quelques mois, en dépit de quelques problèmes pratiques ou logistiques (retards, écarts trop grands entre chaque passage, congestion aux lieux des arrêts, etc.), dans l’expérimentation de nouvelles lignes de bus public. À long terme, les zemidjans seront donc toujours présents dans le paysage urbain (et rurale) béninois.

L’absence de l’État et des autorités locales dans le secteur des transports et l’inexistence d'un quelconque projet public significatif pour aménager les grandes gares de Cotonou ou de Porto-Novo ont l’avantage de dynamiser l’esprit d’initiative privée, qui se substitue à l’action publique et propose des solutions des plus variées. Néanmoins, le revers de la médaille est un certain « ras-le-bol » des conducteurs comme de la population face aux politiques publiques, qui leur semblent déconnectées de leurs besoins. Les rares liens établis entre les citoyens travaillant dans les transports – les chauffeurs, les rabatteurs, les vendeurs de billets – et les autorités sont d’ordre fiscal. En effet, afin de sortir du secteur informel des milliers de Béninois conduisant un zem, il leur est à présent obligatoire de porter un uniforme (bleu ou jaune en général) et un numéro d’enregistrement à la mairie – numéro qu'il faut évidemment payer pour obtenir.

« Droit-taxi », numéro d’enregistrement, péage sur les routes, lutte contre l’essence kpayo… Aux yeux de la population, l’État béninois agit de manière autoritaire, sans concertation, et sur le dos des citoyens. Les conducteurs, de zemidjans mais aussi ceux de minibus ou de bâchais (transport de marchandises), se sont organisés en syndicats pour faire valoir leurs droits. Ils sont nombreux : UCTDB, UNACODEB, UNACOB, UCTIB… On s’y perd, et ces puissants syndicats se perdent eux-aussi, parfois dans des luttes intestines et en revendications parfois absurdes, comme par exemple sur la couleur des uniformes.

Les normes tendent à s’accumuler – certaines sont respectées, d’autre pas en fonction de la rigueur policière pour faire appliquer la règlementation – alors qu’aucune initiative publique ne va dans le sens d’une amélioration des conditions de travail des conducteurs. Jusque très récemment, un zem pouvait porter jusqu’à trois passagers. À présent, les forces de l’ordre sont chargées de faire respecter la limite d’un passager par taxi-moto. Une mesure de sécurité qui se justifie, mais qui peut faire sourire quand on constate que l’insécurité routière est avant tout causée par le manque de régulation sur la voie (absence d’agents de la circulation, de signalétiques…) ainsi que par l’état déplorable de la voirie. La municipalité de Porto-Novo penserait désormais à mettre en place des abris-zem dans toute la ville, des lieux de 5 mètres sur 4 où les conducteurs de zemidjans pourraient se reposer au cours de leur journée, pour qu'ils puissent écouter la radio, ou lire le journal. Mais même cette mesure toute simple et qui ne nécessiterait presqu’aucun frais – il suffit d’un poste TV ou d’une radio, d’une taule, et de situer ces abris à proximité d’une buvette ou d’un kiosque à journaux – est reportée sine die.

Gare de Ouando, Porto Novo.

Gare de Ouando, Porto Novo.

À Abomey, au Bénin.

À Abomey, au Bénin.

Une intermodalité originale

Pollution et insécurité, tels sont les deux principaux problèmes nés du succès des zemidjans. Cela a été dit, la croissance incontrôlée des taxis-motos est révélatrice d’un taux de chômage élevé, mais aussi le fruit du trafic d’essence kpayo et de l’état déplorable de la voirie, qui empêche les taxis-voiture de se déplacer dans les ruelles (les vons, comme disent les Béninois en parlent des petites routes en terre). Aujourd'hui, le nombre accru de zemidjans freine les déplacements en modes doux qui ont fortement diminué au cours des vingt dernières années.

La notion de multi-modalité, appropriée de facto, est un énorme chantier délaissé par les pouvoirs publics, alors que la marge d’amélioration pour interconnecter les différents modes de déplacement est considérable. La complétion des trajets de minibus ou de taxis-brousse interurbains par l’usage massif du zemidjan permet une intermodalité originale. Mais le « désordre » urbain observé dans les grandes gares de Cotonou et de Porto-Novo accentue les impacts sécuritaires, sanitaires et écologiques des motos. Dans les deux villes, le marché notamment (marché de Dantokpa à Cotonou, et marché de Ouando à Porto-Novo) est contigu à une gigantesque gare routière de nature informelle, dont le chaos routier, s’il charme le touriste qui aime à se perdre dans ce type d'ambiances caractéristiques des grandes villes africaines, n’est pas pour rendre service aux Béninois eux-mêmes. Assurer la sécurité des usagers doit demeurer l’objectif premier des autorités béninoises, y compris dans le domaine du transport. Cela suppose un minimum de régulation, et celle-ci ne peut être acceptée par les Béninois que si elle est préparée et organisée. Pour cela, un mot d’ordre : échanger avec les personnes concernées, les chauffeurs comme les rabatteurs, les voyageurs comme les transporteurs de marchandises.

Pour des pouvoirs publics (nationaux et locaux) qui ont si longtemps laissé l'informel prendre se substituer à un État trop content de pouvoir de défaire de ses responsabilités, la concertation est l'un des grands défis à venir.

Au Bénin, la complétion des trajets de minibus ou de taxis-brousse interurbains par l'usage massif des zemidjans permet une intermodalité originale. Ici, sur la gare de Ouando, à Porto Novo, en juillet 2013.

Au Bénin, la complétion des trajets de minibus ou de taxis-brousse interurbains par l'usage massif des zemidjans permet une intermodalité originale. Ici, sur la gare de Ouando, à Porto Novo, en juillet 2013.

Tag(s) : #International, #Histoire
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