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Par Jorge Brites.

Longtemps, on a considéré que le Nord industrialisé innovait et que le Sud imitait. Aujourd'hui, il est clair que cette période est révolue. Un peu partout en Afrique, en Chine, au Brésil ou en Inde par exemple, des milliers d'entrepreneurs témoignent de leur ingéniosité et inventent des solutions durables et rentables pour répondre aux besoins socioéconomiques des communautés locales en utilisant un minimum de ressources. Ce sont là les pionniers d'une approche radicalement nouvelle, à savoir l'innovation dite frugale.

Prenons l'exemple de la Mauritanie, où des communautés de jeunes s'organisent déjà et travaillent à mettre en œuvre des projets innovants sur les nouvelles technologies ou les énergies renouvelables, brisant ainsi certains clichés sur les pays du continent africain et sur sa jeunesse soi-disant statique.

Il y a quelques jours, cela n'aura échappé à personne, avait lieu à Paris la COP 21, c'est-à-dire la 21ème Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. Cet évènement nous a été présenté comme un moment indéniablement historique, pour au moins deux raisons. D'abord pour la nature même de la conférence, la plus large jamais organisée s'est-il dit, avec près de 40.000 participants dont environ 150 chefs d'État et de gouvernement ; et ensuite compte tenu de l'urgence environnementale causée par le réchauffement climatique, résultat notamment d'une intensification des activités humaines depuis un siècle et demi. Il n'est du coup pas surprenant que bon nombre de dirigeants, d'élus locaux, d'acteurs du secteur économique ou de la société civile aient tenu des discours engagés et sous-entendu qu'ils étaient là pour prendre des engagements forts. Avant même de savoir ce qui sortirait le 11 décembre de cette belle illustration de la « société du spectacle » décrite par Guy Debord, on voulait nous dire que les décisions qui seraient prises laisseraient leur trace et que tous les participants avaient conscience des enjeux.

Parmi eux, le secteur public n'était pas en reste. Paris et Washington ont ainsi présenté le 30 novembre, premier jour de la conférence, « Mission Innovation », une initiative rassemblant vingt pays dont le Royaume-Uni, le Japon et les Émirats arabes unis, pour doubler leurs investissements dans la recherche et le développement des énergies propres. Problème : ici comme bien souvent, pour montrer qu'on agit, on montre qu'on met les moyens. Et les moyens, ce sont des sous. Sauf que le changement de paradigme demandera plus qu'un gros paquet d'argent. L'idée suivant laquelle l'innovation et la recherche seraient question de seuls moyens financiers, est dépassée. Or, c'est la même logique qui a longtemps laissé dire que l'innovation technologique et le savoir-faire se concentraient au Nord – c'est-à-dire là où il y avait des sous.

Logo de MauriAndroïd, communauté de développeurs mauritaniens.

MauriAndroïd et le savoir-faire des développeurs mauritaniens

S'il est des pays au monde qu'on n'associerait pas d'emblée aux nouvelles technologies et au concept d'innovation, la Mauritanie en fait sûrement partie. Pourtant, c'est bien ici à Nouakchott, la capitale, que se déroulent depuis quelques années, doucement mais sûrement, des petites révolutions dans le domaine des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC). L'une des premières, c'est Moustapha Adi Ould Yacoub, qui la raconte. Jeune ingénieur en développement des logiciels, il a créé en avril 2013 MauriAndroïd, une communauté de développeurs visant à former des gens au développement d'applications mobiles. Son objectif : faire de la Mauritanie un pays producteur en la matière, et pas simplement consommateur d'applications numériques. Son constat de départ : le marché technologique est encore vierge en Mauritanie, ce qui constitue un véritable atout pour n'importe quel entrepreneur de l'innovation et de la création numérique.

En outre, le pays rattrape, depuis quelques années, le retard qu'il avait accumulé en matière d'accès à Internet (en particulier du côté des jeunes, qui sont de plus en plus connectés) et de pénétration du réseau. Actuellement, les pouvoirs publics travailleraient notamment sur le projet WARCIP, financé par la Banque mondiale, qui vise à doter l'ensemble du territoire national d'une connexion Internet à haut débit, par atterrissement d'un câble sous-marin. Le contact et le travail avec les développeurs résidant à l'intérieur du pays sera notablement facilité.

Autre atout constaté, la Mauritanie compte des jeunes qui ont des compétences et des savoir-faire dans le domaine des NTIC. Soit parce qu'ils se sont formés sur place (le langage de programmation Java y est enseigné, par exemple). Soit parce qu'ils ont étudié à l'étranger, et notamment dans la région (c'est le cas de Moustapha Adi, diplômé en Tunisie). Soit parce qu'ils s'autoforment, entre eux et grâce à Internet, et font preuve d'un grand sens de la débrouillardise et d'une volonté d'apprendre. Moustapha nous explique : « Si tu prends l'exemple de ce que l'on appelle "le point chaud" (un croisement du centre-ville où se vendent les téléphones portables et autres appareils électroniques), les vendeurs sont des gens qui n'ont pas d'éducation. C'est du bidouillage, de l'astuce, sans formation. Si l'on donne des formations aux gens et qu'on les aide à s'orienter, on aura aussi notre Sahara Valley », en référence à la célèbre Silicon Valley américaine.

C'est emprunte de cette conviction que MauriAndroïd, désormais constituée en association, a adopté un fonctionnement en arborescence : la communauté compte des développeurs dits séniors ; chacun a la charge de suivre trois « juniors » par an. Le but est non seulement de les former, mais de les aider dans leurs initiatives, sans contrepartie. Les trente à quarante développeurs actuellement membres souhaiteraient compter dès l'année prochaine une dizaine d'applications sur Play Store, la boutique en ligne d'applications mobiles. Plus ambitieux encore : l'association vise à disposer rapidement d'un laboratoire de création des applications, qui constituerait à la fois un espace dédié aux tests d'applications, et de réflexion et de travail d'autres domaines liés aux nouvelles technologies, en tête desquels la robotique. Le secteur des drones notamment, semble plein de promesses dans un pays où le manque d'infrastructures rend intéressant tout nouveau mode de transport, de cartographie, de capture d'images vidéos et photos, de couverture des évènements publics, etc.

L'innovation est-elle réservée aux pays du Nord ? Le contre-exemple de la Mauritanie

Mon espoir : que la Mauritanie soit un pays producteur de nouvelles technologies, et non pas juste consommateur.

Moustapha Adi Ould Yacoub, fondateur de MauriAndroïd et membre du GDG Nouakchott.

D'ici à parvenir à cette « Sahara Valley » qu'évoque Moustapha Adi, il reste toutefois du chemin : la Silicon Valley a émergé en Californie à partir des années 1960-70, dans un contexte extrêmement favorable dont la Mauritanie est encore très éloignée. Dans les régions (wilayas) de l'intérieur, le réseau d'accès à Internet à haut débit est encore en cours de consolidation. Le pays ne dispose d'aucune université formant des ingénieurs de haut niveau (bon nombre des entrepreneurs mauritaniens de l'innovation se sont formés à l'étranger), et la politique nationale concernant la propriété intellectuelle n'est pas vraiment propice à la création. Surtout, la Silicon Valley a été rendue possible, aux États-Unis, par un climat de liberté individuelle caractéristique de la société américaine, qui n'existe pas tel quel en Mauritanie. Rappelons par exemple qu'avant de créer l'encyclopédie en ligne Wikipedia avec son partenaire Larry Sanger en 2000, l'entrepreneur Jimmy Wales avait lancé plusieurs autres projets, dont Bomis, un moteur de recherche érotique vendant des images de femmes en petite tenue. Ou encore que Facebook n'était, à la base, qu'un petit réseau social limité aux étudiants d'Harvard. Autrement dit : pour libérer les idées, il faut non seulement des infrastructures, mais aussi un certain degré de liberté d'expression et d'action. Il faut que les individus soient un minimum libérés de toute pression politique, économique ou sociale. Or, à ce niveau-là, la société mauritanienne reste clairement marquée par des limitations, pour des raisons diverses : poids de la morale religieuse, persistance du tribalisme, etc.

Une autre étape sera également indispensable : déconstruire les nombreux clichés sur l'Afrique immobile et sur sa jeunesse qui n'aurait d'autre ambition que de rejoindre le continent européen. Pour cela, les médias traditionnels et les réseaux sociaux (occidentaux et africains) doivent jouer leur rôle et cesser de ne montrer de ces pays que la caricature que l'on s'en fait souvent, c'est-à-dire les conflits, la corruption, la dictature et les migrants. Les communautés d'entrepreneurs de l'innovation doivent aussi poursuivre leur travail d'ouverture et de mise en réseau avec leurs homologues à travers le monde. Car un innovateur qui échange avec un autre continent et qui partage son savoir-faire est aussi un ambassadeur positif de son pays. Les jeunes de MauriAndroïd l'ont bien compris puisqu'ils multiplient les initiatives et interventions à l'étranger – ils le faisaient déjà avant la création de l'association. Après l'Africa Androïd Challenge en 2012, sponsorisé par Google et au cours duquel il avait remporté un smartphone, Moustapha Adi a participé au Samsung Androïd Challenge où il est arrivé deuxième en proposant une application permettant aux gens qui souhaiteraient faire des dons de repérer rapidement des œuvres de charité dans leur zone.

Le travail porte lentement ses fruits : repérés par Google, les membres de MauriAndroïd sont devenus membres du GDG Nouakchott (Google Developper Group Nouakchott), qui offre de la formation et l'assistance d'un mentor, et qui organise un évènement annuel à l'occasion de la journée du 8 mars dédiée aux droits des femmes, intitulé « Women Take Makers ».

Hadina RimTIC, ou l'entrepreneuriat au service de l'innovation technologique

Dans un pays comme la Mauritanie où la création d’emplois a bien du mal à suivre l’entrée dans la vie active de milliers de jeunes (rappelons que la Mauritanie est le seul pays de la région à n’avoir pas entamé sa transition démographique), lorsqu’il n’y a pas de travail, il faut bien le créer. Et pourquoi le secteur de l’innovation et des nouvelles technologies ne constituerait pas un vivier d’emplois en soi ? C’est dans cette logique que l’association Hadina RimTIC a vu le jour en septembre 2014, autour de jeunes diplômés passionnés de nouvelles technologies. Leur ambition : participer au développement socio-économique de leur pays et créer des emplois par le biais des NTIC.

Logo de Hadina RimTIC, incubateur de projets TIC en Mauritanie.

Le nom de la structure révèle d'emblée sa vocation, puisque Hadina signifie « couveuse » en arabe. Hadina RimTIC se veut ainsi un incubateur de projets d’entrepreneuriat axés sur les technologies de l’information et de la communication (TIC). Le premier du genre en Mauritanie ! Et comme MauriAndroïd, elle s’appuie sur les compétences et la motivation de ses membres, formés sur place ou à l’étranger, dans la région ou en Occident, en ingénierie informatique, en électronique ou en télécommunication.

Encore jeune, l’initiative a déjà mené une activité qui fait du bruit à Nouakchott, à savoir le MauriAPP Challenge, la première compétition d’applications mobiles organisée en Mauritanie. La journée de « soutenance » des compétiteurs s’est tenue le 24 janvier dernier et a permis de mettre en avant bon nombre de jeunes développeurs et amateurs des outils numériques. Encore un exemple qui vient donner une image rafraîchie de la jeunesse mauritanienne. Le succès a été tel que le nom de l'évènement est devenu plus connu des Mauritaniens que l’association Hadina RimTIC qui l’a pourtant porté. La deuxième session est prévue pour l’année prochaine, et nul doute qu’elle sera également réussie.

Mariem Kane, présidente de Hadina RimTIC.

Bon nombre des applications proposées attestaient d'un réel souci de répondre, par le biais des nouvelles technologies, à des problèmes concrets du quotidien : applications sur le diabète, sur la sécurité dans les taxis, pour dénoncer les tentatives de corruption, etc. Et si tout n'est pas encore parfait, si l'usage concret de ces applications mobiles au jour-le-jour pose encore parfois question, il n'en reste pas moins que les compétences, le savoir-faire et l'imagination créatrice des jeunes participants ont été mis au service de l'utilité publique. En outre, une activité telle que cette compétition représente déjà, en soi, un stimulateur potentiel de création d'emplois, puisque de nouvelles start-ups peuvent émerger des idées d'applications proposées. Et les organisateurs l'ont bien compris puisque les participants arrivés en tête sont suivis et accompagnés dans la concrétisation de l'outil qu'ils ont conçu. C'est donc aussi l'opportunité pour eux d'apprendre et de bénéficier d'un espace d'échange, via des séances de formation tout au long du développement de leurs applications, qui seront ensuite lancées sur des App Stores.

Si le MauriAPP Challenge n'en constitue encore que les prémices, l'objectif de Hadina RimTIC de constituer un incubateur de projets TIC est dorénavant sur la bonne voie. D'autant qu'un appui de la coopération française viendra bientôt accélérer sa mise en place. Surtout, il convient de souligner que le contexte général est de plus en plus favorable aux initiatives de start-ups. Dit autrement : l'entrepreneuriat semble avoir quelque peu le vent en poupe en Mauritanie (même si dans le domaine de l'innovation, il reste encore embryonnaire... mais ne dit-on pas que pour déplacer des montagnes, il faut commencer par les petites pierres ?). L'atteste la multiplication des évènements qui visent à le promouvoir. Le 5@7 de la Jeune Chambre de Commerce de Mauritanie, le Start-up week-end, le Wikistage de l'Association des Mauritaniens en grandes écoles, etc. : les rendez-vous sont désormais réguliers à Nouakchott, et la notion d'entrepreneuriat y est toujours centrale.

Le hic : un type d'acteur, pourtant crucial, semble avoir encore du mal à suivre cette dynamique et à jouer son rôle. Il s'agit du secteur bancaire, à qui incombe théoriquement la tâche de financer l'économie réelle et de soutenir les secteurs porteurs, en assumant une prise de risques. Et malheureusement, peu de chances que cette posture évolue à court terme.

Fablabs, récupération, fours solaires, projet Femmes & TIC... InnovRIM et son approche socioécologique

« En Mauritanie, et même dans les pays africains, il y a des jeunes qui ont des idées et des compétences. Il n'y a pas grand monde qui croit en nous, en fait. Mais il y a beaucoup d'idées en Mauritanie », témoigne Faty, jeune mauritanienne diplômée ingénieure en électronique et télécommunication à l'Université Gaston Berger de Saint-Louis, au Sénégal. Nous sommes assis en terrasse, dans un café nouakchottois du centre-ville. La circulation s'intensifie à l'heure de la pause-déjeuner, et ça discute innovation et développement durable autour d'un jus de mangue bien frais.

Logo d'InnovRIM, communauté au service de l'innovation.

Parmi ces communautés de jeunes qui émergent en Mauritanie sur les questions d'innovation technologique, celle dont Faty est membre, InnovRIM, s'est constituée il y a maintenant presque un an autour d'une démarche ambitieuse : la mise en place du premier fablab du pays, « Sahel Fablab ». Pour éclaircissement, un fablab constitue un laboratoire d'innovation, de recyclage et de fabrication, notamment doté d'une imprimante 3D reliée à une machine-outil, permettant la conception et la fabrication d'objets (prothèses pour handicapés, outils, etc.) en plastique recyclé.

À la fois axée « nouvelles technologies » et « développement durable », l'initiative présente d'autant plus d'intérêt qu'elle s'organise dans une logique d'ouverture et d'échanges avec d'autres communautés de par le monde – puisque chaque fablab s'appuie sur le réseau mondial des fablabs qui offre des possibilités de circulation et de partage des idées et savoir-faire. Bien loin, en somme, de l'image de pays fermé souvent véhiculée sur cette république islamique, peuplée d'à peine quatre millions d'habitants et coincé entre le désert et l'océan. Hackathons, fablabs, incubateurs... des concepts innovants sont importés et viennent s'ajouter à l'imagination dynamique de jeunes qui disposent des compétences ou qui, de leur propre chef, s'auto-forment pour progresser.

Prototype d'ordinateur réfectionné et installé dans un Jerry Kan.

Parallèlement, avec à présent une quinzaine de membres actifs, l'association InnovRIM travaille sur bon nombre d'autres projets d'innovation : récupération de matériel informatique, conception de fours solaires pour lutter contre la consommation de bois de chauffage en milieu rural, remise en marche d'un ordinateur défectueux installé dans un bidon d'eau de type Jerry Kan (qui protège mieux de la poussière et se transporte facilement), formations en informatique auprès de jeunes filles déscolarisées, développement d'une application Smartphone sur la santé maternelle, projet de cartographie de la ville de Nouakchott sur Open Street Map, etc.

Prototype de four solaire.

La nature des projets d'InnovRIM donne à l'association une dimension à la fois sociale et écologique. L'innovation technologique est mise au service du développement durable (et de chacun de ses piliers : l'efficacité économique, la préservation de l'environnement et la lutte contre les inégalités). Les fours solaires, par exemple, ont une utilité plurielle : économique, car seule son acquisition comporte un coût, non son usage ; environnementale, car ils permettent d'économiser du bois de chauffe et se conçoivent à partir de matériaux récupérés (antennes TV paraboliques, cartons, etc.) ; et sociale, car ils bénéficient d'abord et avant tout aux femmes en milieu rural. Le dynamisme observé est d'autant plus remarquable que pour l'heure, tout ou presque est fait avec les moyens du bord. Et beaucoup de bonne volonté !

L'innovation est-elle réservée aux pays du Nord ? Le contre-exemple de la Mauritanie

L'innovation est une porte pour l'évolution sociale et économique de la Mauritanie. La récupération de matériel électronique ou l'application mobile sur la santé par exemple, ont une utilité sociale et écologique.

Faty Kane, ingénieure en électronique et télécommunication, membre de l'association InnovRIM.

De l'investissement massif dans la R&D à l'innovation frugale

Tentons de comprendre le contexte qui permet, sinon cet essor, du moins cette émergence de projets d'innovation dans des pays qu'on considérait comme ayant pris un sacré retard en la matière. Pour ce faire, il est important de mettre en perspective les évolutions d'aujourd'hui et celles d'hier. Au XXème siècle, alors que les économies occidentales étaient en plein essor, les entreprises nord-américaines et européennes ont fait le choix d'institutionnaliser leurs capacités d'innovation en créant des départements dédiés à la recherche et au développement (R&D) et en normalisant leurs processus métiers en vue de commercialiser les produits conçus. Dès lors, l'innovation était gérée comme n'importe quelle autre activité. Cette « industrialisation » du processus créatif a un temps donné d'excellents résultats, comme en témoignent les performances des économies occidentales durant la seconde moitié du XXème siècle. Mais elle est beaucoup moins adaptée à la volatilité de l'environnement du XXIème siècle et aux contraintes contemporaines en termes de ressources, car elle s'appuie sur des budgets importants, des processus standardisés et un accès contrôlé au savoir.

Dans l'ouvrage Regards sur la Terre – les promesses de l’innovation durable (2014), Navi Radjou, enseignant à l'Université de Cambridge et spécialiste de l'innovation et du leadership, identifie trois principales raisons à ce changement de paradigme. D'abord, le fait que l'approche occidentale de l'innovation est trop onéreuse et gourmande en ressources. La cause : les économies occidentales ont fini par se convaincre que leur système d'innovation – comme tout système industriel – serait plus productif s'il mobilisait plus de ressources. Résultat : si elle ne dispose pas de vastes moyens financiers et de ressources naturelles, la dynamique d'innovation se trouve démunie. Tout a été conçu pour produire « plus avec plus ». Les entreprises se retrouvent ainsi à payer le prix fort pour concevoir des produits et services exagérément coûteux à élaborer et à fabriquer – de surcroît dans un contexte de raréfaction des ressources.

Il en résulte un décalage démesuré entre les moyens mis en œuvre et les résultats obtenus. Les 1.000 entreprises mondiales qui investissent le plus dans l'innovation – pour la plupart des groupes occidentaux – ont ainsi dépensé jusqu'à 603 milliards de dollars en R&D pour la seule année 2011. Et pour obtenir bien peu, si l'on en croit une étude du cabinet de conseil en stratégie Booz & Compagny : les trois secteurs qui consacrent le plus de fonds à la R&D en Europe et aux États-Unis – l’informatique/électronique, la santé et l’automobile – peinent à produire un flux constant d’innovations révolutionnaires. Conclusion : il n'y aurait pas de véritable corrélation entre les sommes allouées en R&D et les performances en termes de conception et de commercialisation de produits suffisamment rentables. Autrement dit, « l'innovation ne s'achète pas », nous dit Navi Radjou.

L'innovation est-elle réservée aux pays du Nord ? Le contre-exemple de la Mauritanie

L'innovation sociale dans les nouvelles technologies peut être au service du développement en Afrique, en s'appuyant sur une jeunesse dynamique et ambitieuse. Les NTIC élargissent considérablement les opportunités économiques pour des millions de personnes.

Diarra Sylla, présidente d'InnovRIM et initiatrice de Sahelfablab, premier projet de fablab en Mauritanie.

La deuxième limite de l'approche occidentale serait son manque de souplesse. Compte tenu de leurs investissements massifs dans la R&D, les entreprises occidentales auraient développé une aversion au risque dans les projets d'innovation. C'est pour les gérer et les contrôler qu'elles ont mis en place des processus standardisés. On peut citer Six Sigma, qui est une marque déposée de l'ancienne entreprise Motorola désignant une méthode structurée de management visant à une amélioration de la qualité et de l'efficacité des processus ; ou encore les analyses de type « étape-porte » (state gate), qui constitue une méthode de développement de nouveaux produits qui décompose le processus d'innovation en cinq étapes.

À la base, cette structuration devait permettre aux entreprises de réduire radicalement l'incertitude et le risque d'échec tout au long du processus, et ainsi d'améliorer la prévisibilité des projets de R&D en termes de mise en œuvre et de performance. Sauf que cette approche est incompatible avec le caractère très évolutif de l'économie mondialisée du XXIème siècle. Ces méthodes, construites autour de procédures stables et prévisibles, limitent toute possibilité de changement rapide. Or, les entreprises doivent satisfaire des clients toujours plus exigeants et divers avec des produits et services personnalisables, et en même temps rester à la pointe des évolutions technologiques.

Troisième limite : le modèle d'innovation du Nord pêcherait par son caractère élitiste et exclusif. Persuadées que le succès et le pouvoir passent par le contrôle de l'accès à la connaissance, les entreprises occidentales ont créé tout au long du XXème siècle d'immenses laboratoires de R&D, comptant parmi les meilleurs scientifiques et ingénieurs de haut niveau. Elles ont ainsi fait de l'innovation une activité élitiste, jamais très éloignée des sièges sociaux des groupes. Les autres employés et les personnes étrangères à l'entreprise sont bannis des départements R&D qui peuvent, eux, laisser libre cours à leur imagination grâce aux ressources mises à leur disposition. L'idée étant que pour dominer les marchés par l'innovation, une entreprise doit s'appuyer sur une technologie de pointe et sur les meilleurs cerveaux (par le biais des droits de propriété intellectuelle), tous deux accessibles pour peu qu'on en ait les moyens ! Ce principe était sans doute valable au début de l'ère industrielle, mais il a depuis perdu beaucoup en pertinence. On pensait alors que seule une poignée de scientifiques surdiplômés pouvait « inventer », selon des systèmes de R&D pyramidaux incapables de s'ouvrir à des idées venues du terrain.

Et cet élitisme ne s’arrête pas là, puisqu’il se traduit également par la production de biens et de services trop onéreux, que seul le public fortuné des pays occidentaux peut s’offrir. Un élitisme qui maintient donc les phénomènes de marginalisation de manière générale.

Repenser l'innovation pour la mettre au service des gens

Le système qui prévaut consomme donc beaucoup mais n'avance plus tellement, à force d'élitisme, de rigidité et de surcharge. Il semble clairement en contradiction avec l'esprit de notre temps en matière d'innovation, qui a intégré que le savoir n'est pas un bien à mettre en concurrence mais au contraire à partager dans un cadre souple, et que l'audace et l'intelligence créatrice peuvent venir de partout.

En outre, cette course à la quantité et à la grandeur est en décalage avec les attentes de millions de consommateurs de la classe moyenne (ou qui aspirent à en faire partie), dont le pouvoir d'achat s'est amenuisé depuis quelques années et qui sont de plus en plus sensibles à l'aspect « coût ». Quand l'innovation prétend offrir de nouvelles générations de smartphones et de véhicules, rappelons tout de même que rien qu'aux États-Unis, près de 14 millions d'Américains n'ont pas encore d'assurance-maladie (malgré les progrès de la réforme du système de protection sociale, l'« ObamaCare »), et que 68 millions de personnes – un chiffre astronomique souvent méconnu – n'y ont que peu ou pas accès aux services bancaires et aux services financiers traditionnels. Idem en Europe, où même dans un pays comme l'Allemagne qui a été relativement épargné par la crise, la part de la classe moyenne dans la population est passée de 65% en 1997 à 58% en 2012. En France, le salaire moyen a reculé de 24% entre 2008 et 2012 quand le coût de la vie progressait de 30%.

Il en résulte naturellement que les consommateurs occidentaux deviennent plus frugaux dans leur consommation. L'équation économique vient bien davantage influer cette tendance que la conscience des enjeux écologiques, mais il se trouve que ces deux préoccupations apparaissant en même temps et de façon complémentaire, bon nombre de gens considèrent de plus en plus l'achat qui répond au juste besoin comme relevant du bon sens dans un monde aux ressources finies. Tout cela prouve que les entreprises occidentales doivent repenser leur approche pour innover plus vite, mieux et moins cher, produire des biens abordables et durables adaptés aux attentes de consommateurs écoresponsables. En somme, l'innovation doit chercher à répondre aux besoins des habitants, et non à inciter à une consommation soi-disant plus sophistiquée mais en réalité plus dépensière, chronophage et artificielle parce qu'inutile. En cela, elles seraient bien inspirées de se tourner vers leurs homologues des pays du Sud. Non seulement parce que ceux-ci, faute de moyens mais forts de leur bon sens, ont su parfois s'atteler à une gestion parcimonieuse des ressources, mais aussi parce qu'ils ont su optimiser leur temps et leur énergie, limités, tout au long du processus d'innovation : plutôt que de tout faire eux-mêmes, ils s'appuient sur des partenaires pour un certain nombre d'opérations, ce qui leur économise du temps et de l'énergie là où d'autres savent mieux faire.

L'innovation est-elle réservée aux pays du Nord ? Le contre-exemple de la Mauritanie

Les NTIC doivent jouer un rôle plus important dans l'éducation des jeunes et dans leur vie, grâce aux nombreuses opportunités offertes par les technologies à moindre coût.

Aziza Cheikhna, développeuse, co-organisatrice du MauriAPP Challenge et membre de Hadina RIMTIC, premier incubateur de projets TIC en Mauritanie.

On observe ainsi, dans bon nombre de pays, une innovation visant d'abord et essentiellement des solutions fonctionnelles et minimalistes, qui répondent aux besoins les plus fondamentaux de leurs clients plutôt qu'à leurs désirs, ne cherchent pas à séduire les consommateurs avec des technologies dernier cri ou des fonctionnalités pointues. En outre, et en contraste avec l'élitisme de l'innovation occidentale, les innovateurs frugaux ont su viser les consommateurs à faible revenu grâce à un modèle de tarification souple.

En août 2015, un classement publié sur le site de Virgin, l'entreprise du milliardaire entrepreneur Richard Brandson, plaçait l'Ouganda en première position des pays « entrepreneuriaux » – c'est-à-dire comptant le plus fort pourcentage d'adultes dans la population qui dirige ou co-dirige une entreprise et rémunère des salariés depuis une période située entre trois et 42 mois. Le Cameroun arrivait quatrième de ce classement. S'il faut sans doute prendre ces résultats avec des pincettes, la pauvreté et la galère étant aussi un moteur de l'entrepreneuriat (en gros : quand il n'y a pas de travail, il faut bien le créer pour s'en sortir), ils n'en constituent pas moins un indicateur intéressant sur l'esprit d'initiative qui existe dans ces pays et qui y constitue un potentiel en soi.

Ajoutons qu'en quelques années, Internet est venu donner une toute autre perspective en facilitant l'accès à l'information. Hier, la connaissance était élitiste. Aujourd'hui, elle est devenue un bien commun. On peut désormais tout apprendre seul derrière un écran sans dépenser plus que les frais de connexion à Internet, grâce à des outils comme YouTube, ou encore les formations en ligne ouvertes à tous – telles que les MOOC (de l'anglais Massive Open Online Course) qui ont un succès important depuis deux ans. Les habitants des pays « du Sud », et en premier lieu les jeunes, ont bien cerné cette opportunité et créent chaque jour des pépites de l'entrepreneuriat. Reste sans doute encore à consolider les acquis en inscrivant ces apprentissages, ces « petites révolutions » de l'innovation, dans des stratégies cohérentes de long terme pour qu'elles soient créatrices d'emplois et porteuses de bien-être social.

Et si tout se passe bien, rendez-vous dans quelques années pour une petite balade à travers les pépinières de la « Sahara Valley » !

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