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Par Jorge Brites.

Gravure de 1884 parue dans la revue allemande Gartenlaube.

Ce 15 novembre marque l’anniversaire du démarrage, en 1884, de la conférence de Berlin qui a consacré le partage de l’Afrique par les États européens. Organisée à l’initiative du chancelier allemand Otto von Bismark, elle ne se conclut que le 26 février 1885 par la signature de plusieurs traités. Bien qu’il ne s’agisse pas de la seule conférence de la fin XIXème consacrée au sujet (on peut notamment citer celle de Bruxelles en septembre 1876, qui portait sur la vallée du fleuve Congo), celle-ci est particulièrement emblématique en ce qu’elle réunit autour de la table l’ensemble des puissances coloniales européennes de l’époque. 136 ans plus tard, les pays du continent africain ont accédé à leur indépendance politique (au moins sur le papier), mais sous des frontières, des régimes politiques et des systèmes économiques qui n’ont plus rien à voir. Leurs références culturelles et leurs organisations sociales ont été le plus souvent bouleversées, suivant des processus initiés durant la colonisation puis accentués par la mondialisation.

Dans ce contexte, il convient de bien avoir en tête la violence et le caractère multidimensionnel de ces transformations pour comprendre sur quelles bases les pays africains engagent leur avenir depuis les années 1960, décennie au cours de laquelle la plupart accédèrent à l’indépendance. Pour comprendre aussi avec quels atouts et quels écueils ils doivent composer aujourd’hui, entre les ingérences politiques et les intérêts économiques étrangers d’une part, et la reconstruction d’identités longtemps humiliées et méprisées d’autre part. L’état des sociétés africaines est d’autant plus complexe que le système des relations internationales, le capitalisme mondialisé et l’aide publique au développement constituent un cocktail qui maintient, sur le continent, le mythe d’un rattrapage de l’Afrique vis-à-vis de l’Europe. Soit une vision linéaire et ethnocentrée de l’Histoire, dans laquelle l’État-nation moderne, l’économie de marché et l’exploitation de la nature seraient l’unique voie du progrès humain.

Il peut apparaître surprenant que le processus colonial soit parvenu, en moins d'un siècle d'occupation quasi-totale du continent, à des résultats aussi considérables. Certes, la présence européenne sur les côtes africaines remonte aux XVème et XVIème siècles, et il faut garder à l'esprit les conséquences économiques et démographiques de la traite négrière transatlantique, qui dura plus de trois siècles ; mais la colonisation comme phénomène politique à l'époque moderne s'étala sur un temps finalement assez court au regard de l'Histoire. Ses conséquences en revanche ont été profondes et multidimensionnelles. Les pays africains doivent aujourd'hui composer avec une conception occidentale de l’État, du progrès, de la nature, de l'économie. Cette conception n'a pu s'imposer qu'en s'appuyant sur la dévalorisation des croyances et des conceptions non-occidentales et non-capitalistes, dont la mondialisation assure la continuité (En Afrique, comment dépasser le choc de la colonisation et le mythe du rattrapage par le développement ? (1/2) L'héritage d'une entreprise de dévalorisation systématique et intériorisée). Également grâce à l'effondrement des systèmes et des paradigmes politiques, économiques et culturels en vigueur dans bon nombre de sociétés. Cet effondrement, partiel ou total, était justifié par les puissances coloniales au nom d'une « mission civilisatrice » : l'idée d'un rattrapage de l'Afrique vis-à-vis de l'Europe, dont on trouve encore l'empreinte dans les politiques d'aide publique au développement et dans le système capitaliste.

Quand tout « s'effondre » : modèles politiques, frontières...

Tout comme les États latino-américains ayant acquis leur indépendance au XIXème siècle, les pays africains conservèrent, après le départ des Européens, les frontières de l’administration coloniale au nom du principe de droit international uti possidetis juris – aussi appelé « principe de l’intangibilité des frontières ». Or, il faut garder en mémoire que ces mêmes frontières ont été décidées et tracées selon l’unique bon vouloir des puissances européennes à l’occasion des différents congrès internationaux de la fin du XIXème siècle, sans considération, pour l’essentiel, ni des composantes humaines locales, ni de l’histoire du continent. Une fois sous contrôle des Européens, les frontières administratives (par exemple, au sein de l’Afrique occidentale française ou de l’Afrique équatoriale française) ont été d’abord pensées pour optimiser l'exploitation des territoires colonisés, sans aucune cohérence ethnique ou culturelle. Au contraire, à l’image des stratégies opérées par les esclavagistes sur le continent américain (qui évitaient de mélanger les esclaves de même ethnie, pour éviter qu’ils ne s’organisent), il est à parier que les puissances coloniales ont cherché, en Afrique, à briser toute cohérence entre l’identité ethnolinguistique et l’entité administrative coloniale. Une stratégie que l’on peut constater sur à peu près l’ensemble des colonies, à l’exception de quelques royaumes tardivement occupés, tels que le Maroc, l’Éthiopie, le Lesotho ou l'Eswatini, qui ont d’ailleurs le plus souvent repris leur indépendance sous un régime monarchique.

Banderole dans le centre-ville de Beira, au Mozambique.

Le tracé des frontières héritées de la colonisation constitue en soi une arme terriblement perverse. De fait, les pays africains colonisés au XIXème siècle (quelle qu'ait été leur mode d'organisation : confédération tribale, proto-État, royaume, etc.) ne sont pas ceux qui accédèrent à l’indépendance dans l’après-Seconde Guerre mondiale. Et composer avec cette réalité pose d’immenses difficultés pour des communautés qui se sont parfois retrouvées réunies sans « faire société » de façon évidente – encore moins quand le processus colonial a attisé les rivalités en favorisant telle ou telle composante. Si le principe d’intangibilité des frontières est supposé éviter les conflits territoriaux et les séparatismes, il force des communautés à partager leur souveraineté dans des ensembles territoriaux auxquels elles n’ont pas choisi d’appartenir, et à y partager leurs richesses. Le dépassement de cet héritage pose en lui-même question, car on imagine mal qu’il soit possible dans le cadre d’un « État-nation » tel qu’on le conçoit d’ordinaire. Les origines de la classe dirigeante, le poids démographique des différentes composantes ethnolinguistiques ou religieuses, la localisation des richesses naturelles, les réseaux de pouvoir et de clientélisme, sont autant de paramètres qui font de ces nouveaux États d’authentiques poudrières. Même le choix de la capitale, qui a été souvent le fait des puissances coloniales, a d’emblée créé des déséquilibres de pouvoir entre communautés. En outre, la composition des nouveaux États oblige souvent leurs dirigeants à maintenir, pour préserver un semblant d'unité, la langue de l'ancienne puissance occupante (Développement et identités en Afrique : la clé ne rentre pas dans la serrure !).

On ne peut vraiment reprocher aux leaders indépendantistes cet état de fait. D’abord parce que les indépendances ont fait l’objet de compromis – n’en déplaise aux puissances européennes qui proclamaient le droit à l’autodétermination des peuples pour la Pologne ou la Tchécoslovaquie au moment où des millions d’Africains et d’Asiatiques ne pouvaient en jouir eux-mêmes. Ensuite parce que les luttes pour l’indépendance ont elles-mêmes nécessité une cohésion à l’échelle des colonies toutes entières. On voit bien, par exemple, l’impasse qu’aurait constituée la lutte pour l’indépendance, pour les forces du FRELIMO (le mouvement de libération au Mozambique), si elle n’avait concerné que les communautés du sud du pays – permettant aux Portugais de contre-attaquer depuis tous les autres points de la colonie. Pour aboutir, les revendications (qu’elles s’expriment ou non par la lutte armée) devaient traduire les aspirations des colonisés, de la façon la plus large possible.

Enfin, il convient de rappeler que les leaders indépendantistes ont eux-mêmes pu être influencés par la conception occidentale de l’État, de l’administration et des services publics, puisque bon nombre d’entre eux vécurent et firent leurs études en Europe ou aux États-Unis, ou dans les écoles de la métropole – ce qui était assez inévitable, puisque seul le système scolaire autorisé par la puissance coloniale permettait une ascension politique et une instruction. Or, probable que ces leaders aient vu leurs concepts, leur vision du monde et leurs valeurs influencés par leur séjour à l’étranger, par leur formation académique, par leurs rencontres et par l’objet même de leurs revendications – d’autant plus lorsqu’ils étaient élus députés auprès de la métropole pour représenter la colonie, comme ce fut le cas par exemple de Leopold Sédar Senghor et de Félix Houphouët-Boigny en France.

Pour autant, le continent ne fut pas exempt de débats sur la structure des entités accédant à l'indépendance. On peut notamment mentionner la tentative de fédération du Mali en 1959 et 1960, qui regroupa le Sénégal et le Mali actuels, et qui correspondait au vœu de quelques personnalités, en tête desquelles Leopold Sédar Senghor, qui était partisan d'un modèle associatif d'Union d’États confédérés – solution qui soulevait l'opposition de Félix Houphouët-Boigny en Côte d'Ivoire et, au Sénégal, d'une partie des indépendantistes. D'autres unions ont d'ailleurs été tentées ou amorcées par la suite, à l'image de la confédération de Sénégambie de 1982 à 1989, ou encore du rapprochement avorté entre la Tunisie et la Libye en 1973-1974 dans le cadre du mouvement panarabe. Les organisations politiques sous-régionales, telles que l'Union du Maghreb Arabe (UMA) créée en 1989, s'avèrent des coquilles vides dans la durée. L'Union africaine parvient bien à assurer quelques missions de maintien de la paix, avec le soutien de l'ONU, mais sa dimension rend improbable tout approfondissement politique vers le fédéralisme. Quant aux ensembles économiques sous-régionaux tels que la CEDEAO en Afrique de l'Ouest, la CEMAC en Afrique centrale ou la SADC en Afrique australe, s'ils sont quant à eux plus consistants, ils expriment davantage la mise en application d'une vision capitaliste et libre-échangiste – sur le modèle de la construction européenne – qu'une communauté de destin forgée autour d'une identité partagée.

Peinture murale à Djerba, en Tunisie, comportant le symbole berbère.

Le modèle politique qui s’est imposé à l’issue de la décolonisation constitue une épine durable dans le pied des nouveaux États en ce qu’il s’appuie bien souvent sur la conception simpliste de l’« État-nation » : un État, une nation, une ethnie, une culture, une langue, une histoire, un destin. Les frontières et la structure administrative issues de la colonisation invitent à penser l’État-nation comme l’horizon « moderne » de l’identité politique (parce qu’il s’est imposé un peu partout, et d’abord dans les anciennes métropoles). Sauf qu’une telle conception ne peut s’appuyer que sur la promotion d’une (et une seule) composante nationale, favorisant les tensions et les rivalités intercommunautaires. Ce concept d’« État-nation » constitue un instrument de domination culturelle : les Arabes dans le Maghreb et au Soudan, les Maures en Mauritanie, les Wolofs au Sénégal, les Tsongas au Mozambique, les Fang en Guinée-Équatoriale, etc. À l’inverse de l’objectif affiché du principe d’intangibilité des frontières, d’éviter les conflits interethniques et les revendications territoriales, le concept d’État-nation, en nourrissant l’illusion d’une nation ethniquement et culturellement homogène, s’avère une source de conflits. En outre, il contredit un autre principe, à savoir celui du droit à l’autodétermination des peuples, puisque dans un système politique représentatif (avec un parlement national, un président, etc.), il met potentiellement le pouvoir entre les mains d’une communauté majoritaire. Les conflits séparatistes, trouvant leur origine dans une gestion inéquitable des ressources et dans des ressentiments identitaires, n’ont d’ailleurs pas manqué au cours des soixante dernières années. On peut évoquer la tentative de séparation de l’État du Katanga en République démocratique du Congo de 1960 à 1963 ; la guerre du Biafra de 1967 à 1970 au Nigeria ; la lutte pour l’indépendance dans l’enclave angolaise de Cabinda depuis 1975 ; les conflits au Soudan de 1955 à 1972 et de 1983 à 2005 qui aboutirent à l’indépendance du Soudan du Sud en 2011 ; ou encore tout récemment le conflit armé entre le gouvernement fédéral et la région du Tigré, en Éthiopie depuis une dizaine de jours.

Sans compter que le principe de l'intangibilité des frontières n’a pas empêché les impérialismes régionaux ou les conflits interétatiques. À l’image des projets, en Europe, de « Grande Serbie », de « Grande Russie », ou encore de « Grande Bulgarie », qui trouvent leurs racines dans une vision fantasmée du passé et de l’État-nation, l’Afrique a connu des projets politiques visant à nourrir le sentiment patriotique. On peut en citer au moins deux : la guerre de l’Ogaden en 1977-1978, lorsque la Somalie envahit une partie de l’Éthiopie qu’elle revendiquait sous prétexte de réunir tous les peuples somalis autour d’un projet de « Grande Somalie » ; et l’invasion du Sahara occidental en 1976 par le Maroc, qui revendiquait aussi la Mauritanie jusqu’en 1969, conformément au projet de « Grand Maroc » allant jusqu’au fleuve Sénégal et incluant Tombouctou et une partie du Sahara algérien – revendications qui ont même entraîné un bref conflit frontalier avec l'Algérie en 1963. On peut y ajouter le conflit qui opposa, de 1978 à 1987, la Libye au Tchad, sur lequel le Guide suprême libyen Mouammar Kadhafi revendiquait des territoires frontaliers riches en hydrocarbures.

Pourtant, qu'il s'agisse des empires, des royaumes ou des proto-États ayant précédé la colonisation, force est de constater que partout ou presque, la configuration identitaire simpliste qui caractérise l'État-nation moderne est quelque chose d'assez nouveau dans la plupart des pays africains. Qu'il s'agisse des empires du Mali, du Ghana, des Songhaï ou du Fouta-Toro en Afrique de l'Ouest ; des royaumes zoulou, du Monomotapa ou de Gaza en Afrique australe ; ou encore de l'Empire maravi dans la région des Grands Lacs ; tous s'implantèrent sur des territoires multiethniques, composèrent avec la diversité linguistique et culturelle qui s'y trouvait, voire même pour certains furent dirigés alternativement par des dynasties de souverains issus d'ethnies différentes. Les élites, loin d'appeler à une homogénéisation culturelle, surent souvent s'adapter et gérer la diversité. Un exemple emblématique est celui de l'Empire du Mali (aussi appelé Empire mandingue) qui développa, au moins à partir du règne de Soundiata Keïta au XIIIème siècle, une coutume orale connue sous le nom de « parenté à plaisanterie », le principe étant d'associer des familles ou des ethnies pour leur permettre de se moquer ou de s'insulter les unes les autres – une pratique qui a été interprétée comme un moyen de désamorcer les tensions entre composantes ethniques ou claniques.

Même la conception communément acceptée de « frontière » doit être analysée à l'aune des réalités diverses qui caractérisaient la plupart des territoires du continent : les limites des entités politiques y étaient mouvantes et ne constituaient que rarement des freins ou des obstacles à la mobilité. C'est donc la perception même des territoires qui se trouva perturbée avec l'arrivée des Européens. Et on imagine facilement que le choc et le décalage sur des concepts tels que l'État, la frontière ou la propriété privée, ait été encore plus grand avec des petites communautés de chasseurs-cueilleurs, par exemple parmi les villages bantous ou pygmées de la forêt équatoriale d'Afrique centrale, dans la vallée du Congo, ou parmi les communautés des San en Afrique australe.

Sur un marché central d'Abidjan, en Côte d'Ivoire.

... et systèmes économiques

La colonisation eût évidemment un impact humain et financier direct et immédiat, puisque la construction d’infrastructures (de transport, de bâtiments, etc.) par les colons fut mise en œuvre en grande partie grâce à des ressources locales. Dans le cas de la France, une loi du 13 avril 1900 octroyant l’autonomie financière aux colonies, prévoyait leur autofinancement. Pour cela, le modèle colonial reposait sur des prélèvements obligatoires en nature et en numéraire, ponctionnés sur les populations autochtones.

On peut y ajouter l’introduction du droit colonial, qui va conduire à de nombreux bouleversements, à commencer par l'introduction d'une conception proprement occidentale et capitaliste de la propriété privée, dont on observe jusqu’à nos jours les conséquences désastreuses, en particulier s’agissant de la propriété foncière. Dans une région comme le Sahel par exemple, marquée par le nomadisme et la transhumance, et où les changements climatiques créent des conflits autour des ressources (la terre et l’eau), le droit français sur la terre et l’instauration de frontières arbitraires n’ont contribué qu’à créer du flou et alimenter les tensions. Des terres dédiées à l’agriculture de subsistance ou à l’élevage se retrouvent l’objet de politiques d’accaparement par les États, sous prétexte de l’absence de titres fonciers, puis sont revendues aux plus offrants pour y pratiquer de la monoculture intensive d’exportation.

De manière générale, les infrastructures construites au cours de la colonisation, ont eu pour effet de déstructurer et de modifier radicalement les économies locales, à différentes échelles. Les économies coloniales étant tournées vers la métropole, on assista naturellement au développement des secteurs primaires – les industries de transformation étant réservées à la métropole. Non seulement ces économies de plantation et d’extraction ont fragilisé les systèmes productifs locaux, mais elles ont contribué à appauvrir les sols et continuent, jusqu’à nos jours, à favoriser la déforestation pour agrandir les cultures. Les États africains gèrent encore l’héritage de cette économie nuisible pour la nature, que les accords commerciaux avec l’Union européenne entretiennent… dans un esprit de partenariat, on imagine.

Passage de dromadaires, dans le désert de l'Adrar, en Mauritanie.

Le cas du système économique transsaharien est assez emblématique de ces transformations radicales. Le désert du Sahara, dans l’Histoire, a depuis longtemps été parcouru par plusieurs routes commerciales. Les trois grands itinéraires transsahariens étant l’axe entre Aoudaghost et Fès, à l'Ouest ; entre Gao, Toumbouctou et le Mzab, aux confins du Mali et de l'Algérie actuels ; et entre Bilma au Niger et Tripoli en Libye. Ces routes s’appuyaient sur des oasis-relais, tels Rissani pour le premier ou Ghadamès pour le troisième. Ces carrefours permettaient le commerce et les échanges – échanges des produits venus du nord comme la laine d’Égypte, les étoffes, les chevaux, les armes, les dattes, les perles, la verroterie de Venise, mais aussi les livres, et notamment le Coran, ce qui a favorisé l’expansion de l’islam en Afrique subsaharienne. Échanges contre des produits venus du sud, comme le sel extrait des mines du Niger et du nord du Mali, les esclaves, l’ivoire, et l’or de l’Empire du Ghana. La pénétration des Européens au XVIIIème siècle, puis la colonisation du continent africain au XIXème, vont introduire plusieurs ruptures majeures : le commerce transsaharien nord-sud se détourne au profit des comptoirs et des ports construits par les Européens, sur la côte puis le long des fleuves (Sénégal, Niger). Au XIXème siècle, les villes du Sahara s’appauvrissent, et au milieu du XXème siècle, la fin de la colonisation entraîne la formation d’États indépendants. Le Sahara se retrouve partagé en quelques dix États : l’Égypte, le Soudan, le Tchad, la Libye, le Niger, la Tunisie, l’Algérie, le Mali, la Mauritanie et le Maroc (auquel on peut ajouter le territoire du Sahara Occidental, annexé en 1976). Leurs frontières, arbitraires, freinent le nomadisme et entraînent des conflits territoriaux. Le premier concerne le Sahara espagnol, qui devient en 1975 l’enjeu des rivalités entre Marocains, Mauritaniens et Algériens. Le deuxième a lieu de 1978 à 1987 entre Libyens et Tchadiens autour de la bande d’Aozou que revendique Tripoli. Et un troisième conflit concerne les Touaregs au Mali et au Niger, qui s’élèvent contre des tracés de frontières qui entravent l’organisation de l’élevage et de la transhumance. S'ajoutent d'autres conflits pour le contrôle des ressources locales, comme au Darfour depuis 2003, ou encore entre Toubous et Touaregs, dans le sud de la Libye depuis 2014.

Agriculteurs en banlieue de Maputo, capitale du Mozambique.

Ce mécanisme de transformation à marche forcée qui s’est appliquée au Sahara pour mettre en place des économies extractives et de plantation, ainsi que l'instauration de frontières, sont autant d'éléments qui peuvent être observés dans la plupart des autres pays du continent : ainsi en Côte d’Ivoire ou au Ghana, la promotion de monocultures d’exportation, centrées sur la production du café, du cacao, du palmier à huile, du coton, de la banane ou encore de la canne à sucre, a pris le pas sur n’importe quelle orientation politique qui n’ambitionne pas de fournir les marchés occidentaux ou asiatiques en matières premières ou en fruits exotiques. Bien que les cultures vivrières demeurent importantes, elles suffisent rarement à assurer l’autosuffisance alimentaire et ne disposent pas du soutien nécessaire – en particulier l’agriculture de subsistance qui est exclue du marché et n’intéresse donc pas les investisseurs. Surtout, les activités économiques qui les concurrencent menacent la souveraineté des États en les rendant dépendants de la fluctuation des prix des denrées sur lesquelles ils n’ont pas la main, tout en dégradant durablement l’environnement – rappelons ainsi qu’en Côte d’Ivoire, le premier produit d’exportation reste le bois, que le pays exporte davantage que le Brésil tout entier, mais à un prix écologique élevé puisque le rythme de déforestation est l’un des plus importants au monde.

Un autre exemple qui peut sembler plus trivial : celui des tissus wax qui ont envahi le marché africain à partir de la fin du XIXème siècle. Inspiré du batik javanais, une technique d’impression (à la cire) des étoffes pratiquée en Indonésie, le wax fut notamment introduit et industrialisé par les Néerlandais, imités par les Britanniques, d’abord dans la communauté ashanti au Ghana, puis dans toute l’Afrique de l’Ouest. On le trouve aujourd’hui sur tout le continent. Depuis les années 1960, le Ghana a été bien inspiré de créer ses propres usines et de mettre en place des droits de douane sur les importations de textile, lui permettant d’entrer sur le marché international, mais c’est là une exception. Il existe aujourd’hui quatre types de wax : le hollandais, l’anglais, l’africain et le chinois – le wax hollandais fabriqué par l’entreprise Vlisco étant le plus prestigieux, avec plus de 300 000 motifs. Or, s’il est devenu en un siècle le symbole de la mode africaine, il convient de rappeler que cette performance s’est faite au détriment d’autres tissus, artisanaux et majoritairement produits sur le continent : le kent de l’ethnie akan, que l’on trouve au Ghana et en Côte d’Ivoire ; l’obom, tissu à base d’écorce d’arbre ; le bogolan utilisé dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest ; le Faso dan fani ; etc. L’idée n’est évidemment pas ici de dire qu’il faudrait revenir obligatoirement aux anciens tissus ou entretenir une nostalgie naïve de tout ce qui caractérisait l’époque précoloniale, mais simplement d’apporter un exemple parmi d’autres de bouleversement économique favorisé par l’entreprise coloniale. Typiquement, la relocalisation des industries textiles constitue un enjeu stratégique pour les sociétés africaines. Le coup d’État en 1987 contre le président du Burkina Faso Thomas Sankara, qui appelait de ses vœux à produire et à consommer local, suffit à illustrer les enjeux politiques et économiques qui se profilent derrière, et qui n’ont rien d’anecdotique.

Port de Bissau, en Guinée-Bissau.

Port de Bissau, en Guinée-Bissau.

Remettre les « aspects positifs de la colonisation » à leur place et déconstruire le mythe du « rattrapage »

Le bilan décrit ci-dessus, sans être exhaustif, a de quoi laisser perplexe quant au discours récurrent en Europe sur des « aspects positifs de la colonisation ». La France, pour ne citer qu’elle, aurait ainsi construit d’innombrables infrastructures dans ses colonies : plus de 50 000 km de routes bitumées, 215 000 km de pistes toutes saisons, 18 000 km de voies ferrées, 63 ports équipés, 196 aérodromes, 2 000 dispensaires équipés, 600 maternités, 220 hôpitaux, 16 000 écoles primaires et 350 écoles secondaires ou lycées. Un beau bilan sur le papier (bien qu’un peu maigre en réalité pour un ensemble de 10 millions de km²), mais qui ne signifie rien s’il n’est pas ramené à sa fonction première : l’exploitation des ressources naturelles et des êtres humains, au service de la métropole.

Certes, la France a construit des routes et des chemins de fer, mais au service d’économies extractives tournées vers les ports, en vue de l’exportation des matières premières en direction de la métropole. Et ce système a contribué à l’effondrement d’autres circuits commerciaux et industries locales, qui ne servaient pas l’entreprise coloniale. Exemple emblématique, l’exploitation des mines de fer en Mauritanie, et leur transport par un train de marchandises partant de la cité ouvrière de Zouerate vers le port de Nouadhibou (Port-Étienne, sous l'ère coloniale), constituent tout un circuit made in France qui continue aujourd’hui encore de nourrir une économie rentière. Cette économie est peu créatrice d’emplois et détenue par une classe politique mauritanienne corrompue, formée bien souvent à l’école française, qui a intériorisé le mépris de son propre pays de telle sorte que l’exploitation de ses richesses au service d’intérêts étrangers ne la choque même pas.

Et certes, la France a construit des écoles, mais pour transmettre des connaissances françaises, pour enseigner la langue coloniale et pour former des agents coloniaux capables de travailler dans l’administration. Ce travail s’est fait sur la base d’une dévalorisation culturelle profonde des identités et des savoirs autochtones, et d’une conception purement française de l’instruction, considérant que les indigènes ne détenaient pas de savoir digne d’être enseigné, et n’envisageant aucun autre mode de transmission de la connaissance que l’école. Les autochtones auraient ainsi eu la chance de découvrir Montaigne, Victor Hugo et Molière. Mais qui peut imaginer que la colonisation a consisté à offrir des romans et des recueils de poésie aux Africains ? L’enseignement s’est avéré un outil d’avilissement intellectuel, offrant une interprétation européenne de la culture, de l’Histoire, des sciences, de la géographie, etc. Les langues coloniales devenaient les langues de la connaissance. Parallèlement, les cultures africaines ont été dévalorisées, et les croyances et religions locales ont été les victimes de l’action conjointe de l’école coloniale et des missions chrétiennes. La construction d’hôpitaux par la France doit également être ramenée à sa fonction première : soigner contre des maladies tropicales des citoyens et des sujets français, dont on imagine bien que la métropole préfère qu’ils soient en bonne santé, plutôt qu’ils ne meurent du paludisme – non seulement pour justifier sa présence, mais également pour faire vivre la colonie.

Extrait de la bande-dessinée « Tintin au Congo » (1931), du dessinateur belge Hergé.

Extrait de la bande-dessinée « Tintin au Congo » (1931), du dessinateur belge Hergé.

Barrage de Cahora Bassa, construit par les Portugais au Mozambique.

La bande-dessinée Tintin au Congo (1931), du dessinateur belge Hergé, qui symbolise la vision d’une Afrique imbécile et primitive où même le chien Milou s’exprimerait mieux que les Noirs, traduit la vision d’une époque. Aimé Césaire, dans son Discours sur le colonialisme (1955), disait : « On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemin de fer. Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » La colonisation, comme le soulignait encore Aimé Césaire, est une « négation de la civilisation ». En cela, elle est un crime déshumanisant, une barbarie injustifiable.

Le postulat d’une mission civilisatrice, tel qu'avancé au XIXème siècle pour justifier la conquête de l’Afrique, est celui d’une conception raciste du monde, et notamment à l’égard des Noirs. C’est aussi celui d’une vision linéaire de l’Histoire. La même qui s’exprime dans l’appellation d’un musée ou de collections dédiées aux « arts premiers », comme si elles précédaient nécessairement un « deuxième » art, voire encore un « troisième », dans une échelle hiérarchique de l'évolution humaine. Cette représentation nourrit l’idée d’un rattrapage de l’Afrique vis-à-vis de l’Occident, sur laquelle se basent encore les politiques d’aide publique au développement. Déconstruire ce mythe est nécessaire. Il l’est en Afrique, mais il l’est aussi en Europe, où la Révolution industrielle et les progrès de la science depuis le XVIIIème siècle se sont construits sur une conception distincte de l’humain et de la nature, aux dépens des écosystèmes, du climat et de la santé des êtres humains – conception à l’égard de laquelle on constate une prise de conscience depuis les années 1970, à travers par exemple la pensée écoféministe qui décrit une triple colonisation : celle de l’environnement, celle du corps des femmes et celle des sociétés non-occidentales. À l’égard des deux dernières, il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur la mainmise coloniale sur les femmes autochtones.

L’exploitation concomitante des pays du Sud et de la nature trouve sa consécration dans des stratégies de développement telles que la pseudo « Révolution verte » promue depuis les années 2000 en Afrique, au prix d’une dégradation durable des écosystèmes – à l’image de programmes comme l’AGRA (Alliance pour une révolution verte en Afrique), financé à la fois par la Fondation Rockefeller et la Fondation Bill & Melinda Gates, avec la bénédiction du groupe Monsanto qui en profite pour vendre ses semences brevetées. Typiquement, la lutte contre la privatisation et le brevetage des semences agricoles pourrait constituer un combat commun entre paysans du Nord et du Sud, ouvrant la voie à une conception nouvelle de la vie, du progrès et du « modèle à suivre ». En somme, une déconstruction de la notion de « rattrapage », de notre rapport aux ressources, et de la lecture linéaire et capitaliste du progrès qui nous est vendue (dont le progrès technique constituerait le moteur).

Station de train à Walisbay, en Namibie.

En 1993, dans Écoféminisme, l’essayiste allemande Maria Mies décrivait très justement le mythe du rattrapage par le développement, dont elle critiquait le principe : « Virtuellement toutes les stratégies de développement sont basées sur l’hypothèse explicite ou implicite que le modèle du 'bien vivre' est celui qu’on rencontre dans les sociétés d’abondance du Nord : les États-Unis, l’Europe et le Japon. On répond, en général, à la question de savoir comment les pauvres du Nord, ceux des pays du Sud, et les paysans et les femmes du monde entier peuvent atteindre ce ‘bien vivre’ par ce qu’on appelle, depuis Rostov, la voie du ‘développement par rattrapage’. Autrement dit, on peut atteindre ce but en poursuivant la même voie d’industrialisation, de progrès technologique et d’accumulation de capital adoptée par l’Europe, les États-Unis et le Japon. Ces pays et ces classes riches, le sexe dominant – les hommes – les centres urbains et les styles de vie dominants sont ainsi perçus comme l’utopie réalisée du libéralisme, une utopie qui doit encore être atteinte par ceux qui, apparemment, sont encore à la traîne. Indubitablement, la richesse des pays industrialisés est la source d’une grande fascination pour ceux qui n’ont pas la possibilité de la partager. […] Ce mythe est basé sur une compréhension évolutionniste et linéaire de l’histoire. Dans cette conception de l’histoire, certains ont déjà atteint le sommet de l’évolution, dont les hommes en général et en particulier les hommes blancs, les pays industrialisés, les citadins. Les ‘autres’ – les femmes, les gens de couleur, les pays ‘sous-développés’, les paysans – atteindront aussi ce sommet avec un peu plus d’efforts, d’éducation, de ‘développement’. On considère le progrès technologique comme la force motrice de ce processus évolutif. »

Le rattrapage est un mythe en ce qu’il conçoit le modèle économique occidental comme celui que toute nation serait en voie (et en droit) d’atteindre. Or, l’Occident consomme plus que de raison et de besoin, et ne peut le faire qu’au prix de l’exploitation des sociétés non-occidentales, des femmes, des travailleurs migrants et de la nature. Nourrir le mythe du « rattrapage » par le développement, c’est faire abstraction de cette réalité. Il n’y a donc pas de rattrapage possible, et l’accès de telle ou telle population, en Asie, en Amérique latine ou en Afrique, à des standards de vie consuméristes, ne peut se faire qu’au prix d’une exploitation abusive d’autres sociétés (colonisation de peuples étrangers), ou d’autres marges de la société (colonisation interne) : les habitants des bidonvilles ou des campagnes par ceux des centres-villes par exemple, les femmes par les hommes, ou les Noirs par les Blancs. En outre, les économies occidentales s’appuient sur une quête de la croissance et sur une toute-puissance du secteur financier, incompatibles avec une planète aux ressources limitées. En cela, elles ne sauraient constituer raisonnablement un modèle à suivre.

Déconstruire la pensée coloniale pour sortir d’une dévalorisation fortement intériorisée (par les Blancs comme par les Noirs) des cultures et des identités africaines n’est pas une mince affaire. Sur le continent européen, la tâche semble particulièrement ardue, parce qu’elle impliquerait une humilité qui nous manque profondément, lorsqu’il s’agit de se comparer aux autres peuples et aux autres continents. Surtout, le mythe du rattrapage nous donne l’illusion d’être en tête du « peloton » (en 2012, le ministre français de l’Intérieur Claude Guéant déclarait clairement que « toutes les civilisations ne se valent pas ») et justifie certains des crimes de l’histoire de France. La montée d’une prise de conscience écologiste et féministe, puisqu’elle permet de promouvoir sincèrement un modèle et un socle de valeurs compatibles avec le respect du vivant, s’avère intéressante à cet égard, car elle autorise, en se joignant au paradigme antiraciste, une critique de la pensée coloniale (qui méprisait les cultures non-occidentales justement parce qu’elle les jugeait trop proches de la nature).

Sur le continent africain, le travail de déconstruction du mythe du rattrapage s’inscrit clairement dans celui d’une décolonisation de la pensée, et implique sans doute une introspection identitaire (quand les peuples le jugent nécessaire), une lecture réinventée du passé et du présent, pour resituer le continent africain dans le monde, à l’aune d’une mémoire qui ne se résume pas à des épisodes douloureux comme l’esclavage et la colonisation. Et à l’aune d’un destin qui ne se résume pas à l’exploitation perpétuelle de ses ressources par des intérêts étrangers ou à des crises à répétition. Ce travail d’introspection, il est déjà en partie mené par des intellectuels et des artistes brillants, à l’image de l’économiste sénégalais Felwine Sarr, de l’historien camerounais Achille Mbembe, de l’auteure camerounaise Leonora Miano ou du styliste camerounais Imane Ayissi (qui conçoit ses collections sur la base de tissus traditionnels africains). On peut saluer également le « Projet de réécriture de l’Histoire générale du Sénégal, des origines à nos jours », dirigé depuis fin 2013 par le professeur agrégé d’Histoire Iba Der Thiam et appuyé par le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA). Comptant des universitaires et des traditionnistes, ce projet vise à constituer un corpus de solides références historiques et culturelles, faisant l’état des lieux exploré par l’historiographie et contribuant à « décoloniser » une Histoire officielle jusqu’ici tributaire des archives écrites et laissées par les colonisateurs français. La démarche se veut inclusive et participative, consensuelle vers toutes les couches sociales, communautés culturelles, dynamiques intellectuelles, sensibilités et identités de la société sénégalaise. Elle s’appuie pour cela sur des sources multiples, dont les traditions orales et familiales, la toponymie, l’archéologie et les épopées, à travers une approche critique. Il y a quelques décennies, les travaux de l’historien et anthropologue sénégalais Cheikh Anta Diop avaient sans doute ouvert la voix théorique à cette réconciliation identitaire. Quand tout s’effondre, tout reste à réinventer, mais aucune société ne démarre sur une page blanche.

Tag(s) : #International, #Histoire
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